“Rentabiliser les carcasses” : le profit derrière le halal
L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler dévoile les logiques économiques des abattoirs et les failles de la législation qui se cachent derrière la controverse.
SUD OUEST Dimanche Publié le 11/03/2012 à 06h00 | Mise à jour : 11/03/2012 à 10h38 Par recueilli par jean-denis renard
Abattre uniquement en rituel « évite les changements de chaîne d’abattage et permet de rentabiliser les carcasses ». (archives t. david)
Anthropologue à l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman) à Aix-en-Provence, Florence Bergeaud-Blackler a étudié les pratiques liées au rituel alimentaire. Bordelaise d’origine, diplômée de l’université Bordeaux 2, elle est coauteur de « Comprendre le halal » (Edipro, 2010).
Sud Ouest. A quels chiffres peut-on se fier sur la consommation de viande rituelle en France ?
Florence Bergeaud-Blackler. On parle beaucoup ces derniers jours du rapport du Conseil général de l’alimentation de novembre 2011. Mais du document fuité et diffusé par la presse on ne connaît ni la méthodologie retenue, ni le nombre d’abattoirs pris en compte. En revanche, on dispose de deux documents officiels : le rapport COPERCI (Comité permanent de coordination des inspections) de 2005, l’autre du ministère de l’Agriculture en 2007. Ce dernier indique que 32% des animaux sont abattus en mode rituel en France, ce qui correspond à 14% des viandes commercialisées. Mais ces chiffres élaborés sur la base des déclarations des abatteurs eux-mêmes sont probablement très sous-estimés.
Quelle est la doctrine de l’Etat en la matière ?
Selon la réglementation générale, tous les produits carnés commercialisés doivent être issus d’un abattage contrôlé dans un abattoir. Sur les conditions de l’abattage, l’étourdissement des animaux est obligatoire sauf dans le cas des rituels religieux. Il y a par ailleurs des arrêtés qui précisent les organismes religieux compétents pour habiliter les sacrificateurs. Pour le rite juif, il s’agit de la commission rabbinique intercommunautaire de l’abattage rituel. Pour le rite musu.man, des trois mosquées de Paris, Evry et Marseille. C’est tout ce qui est dit dans les textes. Il manque de quoi appuyer la traçabilité sur un socle législatif. Car la loi ne mentionne pas que les dérogations à l’étourdissement doivent correspondre à une consommation effective de viande rituelle. De ce fait, les abatteurs n’ont pas à se préoccuper de la destination des carcasses, qu’il s’agisse du marché conventionnel ou du marché rituel.
Pourquoi des abattoirs ne fonctionneraient-ils qu’en rituel ?
Ils n’y ont intérêt que s’ils ont au moins quelques commandes rituelles. Cela évite les changements de chaine d’abattage et cela permet de rentabiliser les carcasses. Les musulmans sont par exemple plus consommateurs d’abats et les juifs ne déclarent casher que les avants de carcasses. Le reste est distribué dans le circuit conventionnel.
Les abattoirs n’ont donc pas besoin d’une quelconque autorisation pour abattre selon le rituel ?
Jusqu’au décret paru le 28 décembre 2011 et d’application en juillet 2012, ils avaient seulement besoin d’employer des sacrificateurs habilités par l’une des trois mosquées ou par la commission rabbinique. Ils n’avaient nul besoin de déclarer la quantité d’animaux abattus en mode rituel.
Abattage rituel et non rituels subissent les mêmes contrôles ?
Oui si les abattages rituels sont effectués avec étourdissement comme c’est le cas sur certaines chaines d’abattages halal. Si la dérogation à l’étourdissement est utilisée alors les techniciens doivent s’assurer que les animaux sont immobilisés par des moyens de contention mécaniques, que les cadences d’abattages sont ralenties. Le problème c’est que ces deux dispositions ne sont pas toujours respectées. Les techniciens vétérinaires qui sont présents sur la chaine n’ont pas toujours l’autorité suffisante pour faire respecter ces règles. Face à des chevillards qui font valoir leurs contraintes économiques et la possibilité de créer ou perdre des emplois, ils ne pèsent pas grand-chose ou même sont solidaires de la filière. Il faut savoir que, dans les régions, la filière halal a été un ballon d’oxygène pour des abattoirs en difficulté financière… Moins on fait de vagues dans le secteur, mieux ça vaut.
Les abattoirs ont-ils investi pour pouvoir abattre selon le rituel ?
Dans les années 1990, ils ont souvent investi dans des box rotatifs, conçus pour garantir la sécurité de l’abatteur. Ceci n’était en rien dissimulé. Quand l’abattoir de La Réole, dans le sud de la Gironde, s’est équipé, il y avait eu une petite cérémonie d’organisée, avec photos etc. C’était une avancée technique, c’était aussi le moyen de sauver des emplois. L’abattoir de La Réole a ainsi fonctionné en rituel pendant des années pour approvisionner les boucheries du quartier Saint-Michel, à Bordeaux.
Est-ce le moment où la demande de viande rituelle a décollé ?
Le milieu des années 1990 correspond à l’essor des boucheries halal. En 1996 en tant que stagiaire des services vétérinaires, je comptais douze points de vente halal quand les services vétérinaires pensaient qu’il n’y en avait que deux. En 2000, j’en compte 24 dans le seul quartier Saint Michel-Victor Hugo! Il faut se souvenir que nous sommes alors en pleine crise de la vache folle, avec la volonté des opérateurs économiques de s’ouvrir de nouveaux débouchés intérieurs face aux embargos. Cela marche, les vendeurs pris dans une spirale compétitive cassent les prix, les viandes halal sont très bon marchés.
Quelle est la position des musulmans par rapport à l’abattage rituel tel qu’il est pratiqué en France ?
Il n’y a pas une voix unique sur cette question. Dalil Boubakeur, le recteur de la mosquée de Paris, a proposé une commission théologique de réflexion sur ce thème. C’est en effet tout à fait indispensable car pour le moment, ce sont les industriels qui continuent d’imposer leurs options. Mais le Conseil Français du Culte Musulman n’a toujours rien annoncé de concret.
Le décret daté du 28 décembre dernier introduit un lien entre la dérogation à l’étourdissement des bêtes et la commande effective de viande rituelle. Est-il susceptible de modifier la donne ?
Ce décret rappelle la loi, à savoir la contention et la cadence d’abattage. Les abattoirs devront aussi déclarer une commande de tonnage en rituel pour avoir l’autorisation d’abattage. Mais les intentions de commandes ne sont pas des documents officiels. Cela peut limiter les abus, mais ce ne sera jamais aussi efficace qu’une traçabilité. Ce décret est un compromis entre le Ministère de l’Agriculture et les industriels pour éviter l’étiquetage qui pourrait être imposé par Bruxelles. Les opérateurs de l’abattage sont dans une logique où ils anticipent les règlements publics pour bénéficier des meilleures conditions économiques possibles. Mais les controverses récentes ont tout remis à plat, et le ministre a été obligé de parlet d’étiquetage pour suivre le Présidente candidat M.Sarkozy. Après ce cafouillage, on peut s’attendre à d’autres rebondissements car les associations de protection animale sont très déterminées… Afficher Liste des abattoirs d’ongulés domestiques agréés CE dans le Sud-Ouestsur une carte plus grande
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