TRIBUNE. L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS, détaille le plan éducatif des Frères musulmans. Saisissant…
À ceux qui pensent que les pressions sur l’école républicaine – qui peuvent aller jusqu’à la décapitation d’un professeur comme le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine – sont celles de quelques individus incompris et mal intégrés, il convient d’expliquer que ces attaques ciblant l’école publique font partie d’une stratégie assumée, destinée à soustraire les enfants musulmans européens de l’école publique. Une stratégie définie et assumée par les islamistes.
Une « stratégie [qui] a pour objectif d’édifier la personnalité de l’être musulman » et qui doit prodiguer une protection contre « l’invasion et l’aliénation culturelles », « garantir la sécurité culturelle et l’immunité nécessaire au développement de la personnalité du musulman », selon le très officiel document de l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (Isesco), l’équivalent de l’Unesco pour l’Organisation de la coopération Islamique (la version panislamique de l’ONU). (Ce texte intitulé L’Action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique a été publié à Doha, Qatar, en 2000, l’un des principaux bailleurs de fonds de la mouvance dans le monde…)
Si l’islam politique s’appuie sur le patrimoine religieux, il n’incarne pas la civilisation islamique, ne lui en déplaise. Il développe surtout une idéologie conquérante, un projet utopique qui n’aboutira jamais, mais qui vit autant de son rêve califal que de la destruction de ce qu’il hait et qui le fascine : l’Occident.
Au cœur de l’islamisme : un « système islam » totalitaire
L’islamisme est une branche politique d’un mouvement plus large de réaction à la colonisation européenne appelé « réformisme », né au XIXe. Pour Afghani, Abduh, Rida, les musulmans ont été colonisés par les Européens en raison de leur éloignement de l’islam. Non que la civilisation européenne ait été supérieure – car elle est pour eux irrémédiablement athée, immorale, matérialiste et égoïste – mais parce que les musulmans ont oublié l’islam « originel » du prophète et de ses compagnons. Ils n’ont rien su opposer à la puissance politique, technologique, scientifique et culturelle européenne.
C’est ainsi que, s’éloignant de la vérité originelle, ils ont réduit l’islam à des rituels cultuels et quelques aspects moraux et spirituels de la vie, se sont laissé diriger par de vieux savants traditionalistes sourds aux changements du monde, pour finalement se soumettre à la puissance européenne. Pour se défaire du joug colonial, les musulmans, fautifs, devraient donc s’engager dans un mouvement de réforme et de revivification des sources afin de retrouver leur fierté et leur inspiration inscrite dans le Coran et la Sunna.
Le réformisme a donné naissance à deux branches modernistes : « séculière » et « islamiste ».
Les pères de la branche islamiste (Hassan el-Banna et Mawlana Maududi) ont poussé jusqu’au bout la logique séparatiste en conceptualisant un « système islam », intégré et autosuffisant. Maududi en est l’ingénieur. L’islam est pour lui un « ordre social global où rien n’est superflu, et où rien ne manque » (Maududi, 2005, 52). Il contient les directives nécessaires et suffisantes pour répondre aux besoins de la société humaine, à tous les âges, dans tous les pays et dans toutes les sphères possibles : religieuse, personnelle, morale, familiale, sociale, économique, judiciaire, internationale.
L’altérité n’a aucune place dans une telle vision de l’humanité, elle est destinée à disparaître à terme. Pour El-Banna, fondateur de la confrérie des Frères musulmans, c’est la défaite culturelle imposée par la colonisation qui a corrompu le monde musulman de l’intérieur. C’est donc la conquête culturelle, et dans un second temps, militaire – une fois que les structures auront cédé – qui permettra de défaire le monde non musulman pour y instaurer le califat. Le projet de conquête islamiste se conçoit comme un projet colonial à rebours.
L’éducation des jeunes musulmans est au cœur de la stratégie d’islamisation « à l’extérieur du monde islamique ». D’où le fait que « l’Action Islamique… » se concentre sur l’éducation des jeunes générations nées en Occident.
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Mais comment imposer cette vision théocratique dans un ordre international démocratique sécularisé ? Les Frères musulmans vont mobiliser les arguments du droit international en les subvertissant pour convaincre les Occidentaux que les musulmans, en raison de leurs spécificités, ne sont pas assimilables, qu’ils ne leur apporteront que des problèmes s’ils persistent à ne pas prendre en compte leur singularité, notamment le fait qu’ils ont besoin d’être guidés par l’islam (l’argument a, par ailleurs, très bien fonctionné pour étendre le marché halal global aux produits, services, espaces, technologies… Pour les soi-disant besoins des musulmans).
Pour les Frères musulmans, la laïcité est une entrave au développement de l’enfant musulman, auquel on inculque les « valeurs occidentales » : « Certains problèmes dont souffrent les enfants d’immigrés […] dans les pays occidentaux sont en partie dus aux programmes scolaires qui sont destinés aux musulmans et aux Occidentaux de manière égale, et qui ont essentiellement un caractère laïque. En effet, il est difficile pour un enfant qui a reçu une éducation occidentale laïque de s’en départir, tant il en a été imprégné. De fait, ces enfants et jeunes musulmans se voient inculquer les valeurs occidentales et ancrer le modèle de pensée et les coutumes locales. »
Il faut donc mettre en œuvre en Occident « une éducation islamique appropriée et saine, des programmes judicieusement élaborés ayant pour objet la conscientisation, la culturation, l’orientation, la protection sociale (des musulmans), suivant la lettre et l’esprit de l’Islam ». La finalité est de « parvenir à un développement culturel durable des sociétés islamiques au sein des pays non-musulmans ». Il s’agit de protéger la personnalité musulmane des valeurs locales afin de développer un écosystème islamique durable dans les pays non-musulmans. Il faut même l’immuniser contre son environnement immédiat : « le protéger de l’invasion et de l’aliénation culturelle, garantir l’immunité nécessaire au développement de la personnalité du musulman en le formant aux principes de l’islam et de la culture islamique ». Mais surtout, cette stratégie préconise le développement de l’enseignement islamique, seul à même « d’épargner aux enfants de se heurter à des problèmes caractéristiques de la vie en milieu occidental et de les libérer de cette scission culturelle dont ils souffrent ».
Le document appelle les pays islamiques à maintenir des liens avec les minorités musulmanes en faisant « usage de toute la gamme des moyens médiatiques afin d’assurer […] des relations et une communication permanentes, durables et fructueuses ». Le but : « toucher un large public en lui communicant [sic], par tous les moyens, des émissions culturelles islamiques, les travaux des conférences et séminaires, les causeries religieuses et tout autre message de nature à corriger les erreurs commises délibérément ou involontairement ou par ignorance au sujet de l’islam ». Le secteur des médias halal éducatifs développé depuis les années 2010 est un des résultats de cette stratégie.
Pour substituer à la violence légitime de l’État chez le citoyen celle de Dieu, les Frères musulmans inculquent le sacré divin par la crainte respectueuse. C’est au prétexte d’assurer aux musulmans « une image positive de soi, inspirée de la spiritualité de l’Islam » que les Frères exigent le respect des dogmes sacrés de l’islam. Ils l’exigent non seulement des musulmans, mais du monde extérieur, car l’interdit du blasphème est la pierre angulaire du système islam. Depuis la publication de l’Isesco, les appels à des lois contre le blasphème se sont multipliés chaque fois qu’un attentat a lieu, en représailles à des caricatures, des œuvres d’art, des publicités ou des films jugés offensants. Le jour suivant la décapitation du professeur Samuel Paty, le 17 octobre 2020, Al-Azhar appelait dans un tweet « la communauté internationale à la nécessité d’adopter une législation mondiale incriminant la diffamation des religions et de leurs symboles sacrés ».
L’islamisme en face
Les analyses du complotisme mettent en garde, et à juste titre, contre la tentation de voir des plans et des organisations là où il n’y en a pas. Mais ignorer cette dimension programmatique chez les Frères musulmans, c’est ne pas comprendre leur mode d’action. Le programme est pour eux l’accomplissement d’un plan divin, inéluctable, qui fera advenir le califat sur terre et leur action est comptabilisée pour la vie dans l’au-delà, la vie terrestre n’étant qu’un passage. Les assauts répétés contre l’école ne sont pas des phénomènes isolés. Cette décapitation violente, destinée à provoquer la terreur, n’est qu’un épisode d’une pression constante qui s’exerce sur les institutions d’enseignement pour soustraire les musulmans des lieux qui promeuvent les valeurs démocratiques. Aujourd’hui, beaucoup d’enseignants se taisent par peur des représailles, ou bien parce qu’ils adhèrent à la vision séparatiste des islamistes quand elle revêt les habits du relativisme (comme les théories intersectionnelles).
Mais l’islamisme n’est pas un tiers-mondisme voulant faire droit à la « différence » ou à la « diversité », c’est une idéologie dystopique, sectaire, totalitaire et destructrice. La question n’est plus de savoir si l’islamisme échouera ou non. Il faut cesser ces spéculations sur le futur qui nous font oublier ce qui se passe maintenant. Ceux qui ont décapité un professeur, ou ont souhaité sa disparition physique ou sociale, ne l’ont pas fait par réaction, mais par conviction qu’il faut abattre l’Occident pour que l’Islam existe. L’École est leur ennemi, car elle donne les outils pour déconstruire cette maladie de l’islam, issue de la poussée totalitaire du début du XXe qui a aussi donné naissance au nazisme et au communisme.
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