par Florence Bergeaud-Blackler (avec l’autorisation du Figaro Vox)
Comme chaque week-end de Pâques depuis plusieurs années se déroule au parc des expositions du Bourget l’immense «foire musulmane» organisée par Musulmans de France (l’ex fédération UOIF représentant en France la composante Frères Musulmans du paysage islamique français). Cette année la «modest fashion» (ou mode modeste) y est à l’honneur. Sur son site officiel les organisateurs ont mis en évidence la photo d’une jeune femme en tenue de jogging et coiffée d’un hijab.
Il est difficile de ne pas y voir un clin d’œil à l’affaire Décathlon. En février dernier la multinationale française, numéro un mondial dans la production et la distribution d’articles de sports et propriétaire de plusieurs centaines de magasins implantés dans 51 pays, avait annoncé la sortie d’un «hijab running» (foulard islamique dédié à la course à pied). Quelques jours plus tard Decathlon différait son projet de commercialisation pour «assurer l’intégrité et la sécurité de (ses) propres équipes», provoquant un extraordinaire élan de sympathie pour le courage dont elle avait fait preuve face à autant d’adversité. En effet, dans l’intervalle, Yann son «community manager» avait réussi à transformer un buzz sur les réseaux sociaux en un plébiscite pour la marque.
La victimisation est en effet un terreau fertile pour la propagation de la mode modeste, expression que le marketing islamique a mise au point pour les sociétés sécularisées.
Les analystes en marketing ne manquèrent d’ailleurs pas d’en faire un cas d’école d’une communication parfaitement réussie, en félicitant Yann le nouveau héros coporate qui avait su, rebondissant sur tous les tweets, répondre avec «bienveillance», «humanité» et beaucoup de «sang froid» aux interrogations comme aux attaques et menaces de boycott. En sortant de la scène, Décathlon déclarait qu’elle n’avait souhaité blesser personne, son seul tort étant d’avoir voulu défendre des valeurs inclusives, ici les droits des musulmanes à courir (comme si les musulmanes ne pouvaient pas courir), dans une société qui n’était manifestement pas encore prête à le comprendre. «C’est presque un engagement sociétal, si cela permet à des coureuses de pratiquer la course à pied, nous l’assumons avec sérénité» concluait bravement Xavier Rivoire le directeur de la communication de la firme.
La foire musulmane ne pouvait manquer l’opportunité de s’engouffrer dans l’extraordinaire renversement de sens produit par cette affaire: «promouvoir le voile c’est défendre les droits des femmes musulmanes» au moment même où, ailleurs dans le monde, des femmes musulmanes étaient arrêtées et jetées en prison pour avoir ôté leur voile.
Ce renversement n’est pas le produit d’une communication habile imaginée par Décathlon. C’est un mode opératoire habituel du marketing islamique. La victimisation est en effet un terreau fertile pour la propagation de la mode modeste, expression qu’il a mise au point pour les sociétés sécularisées. Son message est le suivant: les musulmans sont les grands oubliés de la société de consommation, ils sont discriminés, victimes d’islamophobie, ce qui explique les replis communautaires et les formes extrêmes de dérives violentes etc. Il faut répondre à leurs «besoins» spécifiques et les intégrer à la société de consommation ce qui à terme réduira les tensions. Le marché travaille donc pour la paix sociale, la réconciliation etc.
En communiquant avec d’importants moyens sur la réhabilitation de cette image négative attachée aux musulmans, le marketing islamique a relayé à très large échelle le «problème de l’islamophobie» -une thèse sociologique contestée- tout en s’attribuant le beau rôle, comme l’affaire Décathlon l’a montré. Pour une entreprise défendre «les droits des minorités» en adressant leurs besoins spécifiques» c’est «segmenter» c’est-à-dire s’ouvrir autant de niches que de minorités, et par-dessus le marché si j’ose dire, redorer son image en se vantant d’avoir une politique de responsabilité sociale. À court terme faire du marketing islamique est très lucratif en termes financier et symbolique, ce qui explique pourquoi tant de multinationales se lancent dans la mode modeste. À long terme cette stratégie est loin d’être une win-win stratégie.
Si les Frères de « Musulmans de France » ont choisi de mettre en avant la mode islamique, c’est que les entreprises ont fait un pas important vers eux en employant des termes islamiques…
Car la mode modeste diffuse une norme religieuse séparatiste qui promeut des valeurs différentielles selon que l’on est musulman ou non. Et comme je l’ai montré ailleurs la stratégie inclusive d’un marché pour les musulmans est mise sous pression par une autre que j’appelle «ummique» d’un marché par les musulmans. La raison en est que le marketing islamique n’est en réalité pas inclusif, car il véhicule une norme séparatiste qui oblige les firmes qui se lancent dans le marché halal à suivre les tendances actuelles au durcissement de la norme islamique dans le champ religieux.
Si les Frères de «Musulmans de France» ont choisi de mettre en avant la mode islamique, prenant le risque de publiciser un discours marchand dont il se méfiait jusque-là, c’est que les entreprises ont fait un pas important vers eux en employant des termes islamiques comme le «hijab» de Décathlon, un signal ressenti comme très positif. Chez Musulmans de France où les anciens gardent jalousement les clés de la maison, la chute du prédicateur vedette des plus jeunes, Tariq Ramadan, a été un coup dur. Les jeunes s’intéressent davantage à la foire qu’aux discours ennuyeux des tribunes fréristes. Le marketing islamique qui s’adresse aux millennials vient donc à point nommé pour montrer que les Frères entendent donner la place aux jeunes, et, selon leur discours officiel, être «modernes». Cette communication sur la «modernité» quand bien même de nombreux exemples montrent que les sociétés totalitaires et intolérantes sont aussi parfaitement modernes continue assez curieusement de faire illusion de libéralité et d’émancipation.
Or il s’agit plutôt d’une façon d’accommoder à une norme présentée comme obligatoire (ce que tous les courants musulmans n’admettent pas faut-il le rappeler). Colorés et déclinés de bien des façons, le hijab reste un vêtement destiné à couvrir l’awra des femmes, une règle divine indiscutable selon les fondamentalistes pour qui qu’elle est également preuve de foi et de piété autant que garantie de paix sociale. Cette obligation peut être instaurée par des États comme à Téhéran ou Riyad, elle peut aussi être acclimatée à une société de façon plus pacifique comme c’est le cas en Malaisie où en deux décennies de marketing halal il est devenu obligatoire dans de nombreuses entreprises de se voiler pour travailler (quand bien même l’État malaisien n’a pas imposé le voile) et où le corporate islam ou sharia d’entreprise s’est tranquillement, mais strictement, imposé.
À long terme, ces groupes intolérants sont facteurs de déstabilisation sociale et politique, d’appauvrissement général, une tendance peu favorable pour les affaires.
L’ «inclusivité moderne» cette formule marketing du néolibéralisme n’est nullement un antidote à l’intolérance. Le marketing religieux peut déséquilibrer les composantes d’une religion et favoriser les plus dogmatiques car il nourrit l’industrie d’un intrant littéraliste, légaliste et exclusif. L’industrie ne peut assimiler un autre type de savoir religieux que celui des groupes qui considèrent la religion comme un code de conduite, c’est-à-dire celui des composantes fondamentalistes et intégristes (qui existent dans toutes les religions).
Il n’est donc pas certain que l’intérêt des firmes à court terme ne finisse pas par se renverser lui aussi. Car, à long terme, ces groupes intolérants sont facteurs de déstabilisation sociale et politique, d’appauvrissement général, une tendance peu favorable pour les affaires.
Cette tribune est parue le 19 avril 2019 dans le Figaro Vox http://www.lefigaro.fr/vox/societe/modest-fashion-marketing-islamiste-au-salon-de-l-uoif-20190419?fbclid=IwAR3PxWNkXjcou5X0mFhA2r_75hNw7WFU4H7EEtcoGleseFPyX7EbQVFcWH8
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