Société 10/08/2010 à 00h00
«La consommation halal pèse quatre fois plus que le bio»
Interview
Par CATHERINE COROLLER
Florence Bergeaud-Blackler est docteur en sociologie et chercheur associé à l’Institut d’étude et de recherche sur le monde arabe et musulman (Iremam) d’Aix-en-Provence. Avec Bruno Bernard, expert en commerce international, elle vient de publier Comprendre le halal (chez Edipro). A la veille du ramadan, et alors que la grande distribution n’hésite plus à célébrer cet événement, elle décrypte les raisons de cet intérêt des distributeurs et des consommateurs pour les produits halal.
Les produits halal ne se cachent plus ?
Ce que l’on peut dire, c’est que les consommateurs halal se cachent moins, et qu’ils sont sollicités à présent par les principales enseignes de la grande distribution. Casino a créé sa marque Wassila, et Carrefour propose la gamme Sabrina. La grande distribution a longtemps hésité à se lancer dans la distribution de produits religieux, en particulier islamiques. Ce n’était pas une question de coût car les produits halal ne sont pas globalement plus onéreux que les produits conventionnels. Mais elle ne pouvait garantir une certification halal fiable, et elle n’avait pas trouvé le moyen de communiquer sur le halal sans prendre le risque d’être prise dans l’engrenage d’un discours laïc offensif, ou d’accusations de groupes d’extrême droite pour qui la montée du halal est le signe d’une islamisation rampante organisée avec la complicité des firmes internationales.
Qu’est ce qui a changé ?
La grande distribution a fait ses calculs. Mieux vaut prendre ce risque que de se priver de la consommation d’une clientèle potentielle de musulmans (estimée environ à 5 millions) qui, selon des estimations, pèserait quatre fois la consommation bio. Ces deux ou trois dernières années, la communication s’est organisée autour de l’événementiel et de l’«ethno-marketing» oriental. Eviter d’inscrire le mot ramadan, mais proposer sur les catalogues et dans des espaces dédiés des produits orientaux qui peuvent à la fois attirer les touristes culinaires et cibler les musulmans pour qui le ramadan est certes une période de jeûne diurne, mais aussi d’abondance nocturne.
Cette «ethno-communication» ne fait pas que des satisfaits. Si elle passe assez bien auprès du grand public, beaucoup de musulmans sont agacés des bouteilles de vin affichées, de voir leur consommation orientalisée, eux qui cherchent surtout des pizzas, des steaks hachés, ou des crèmes glacées halal. Et ils sont assez sceptiques quant à la volonté ou la capacité des enseignes à garantir que les produits qu’ils vendent sont certifiés. Ce type de communication post-coloniale un peu désuète a désormais ses challengers, comme la marque Isla Délice qui a pris le parti d’une communication islamo-gauloise de terroir. On voit sur une de ses affiches le torse d’un coq blanc avec cette mention : «Fièrement halal». L’islam est désormais une réalité française, l’affichage repose sur une approche politique du fait musulman.
Il existe également une stratégie marketing décomplexée, comme celle de Rachid Bakhalq, fondateur du supermarché halal Hal’Shop, qui se présente comme un entrepreneur «éco-responsable»,«fier de ses valeurs universelles et de son éthique», et qui a pour ambition de réconcilier l’islam et l’Occident en proposant un design moderne, plus anglo-saxon, qui veut correspondre à l’image du jeune musulman libéral et décomplexé. Évidemment toute l’ambiguïté de ces arguments moraux tels que «fierté» et «réconciliation» s’appuient sur l’idée qu’il existerait un conflit de valeurs entre islam et Occident. Pendant ce temps, les consommateurs continuent d’ignorer ce que recouvre le halal, qu’il n’existe pas de convention permettant un contrôle adéquat des produits certifiés. Finalement, les produits halal sont peu différents des produits conventionnels, et ils constituent une niche qui permet, dans certains cas, d’écouler des produits de moindre qualité.
De moindre qualité ?
On essaie de montrer dans le livre que le marché halal est une invention du marketing. Il existe bien sûr des tabous et des prescriptions alimentaires dans l’islam, mais ils sont l’objet de négociations religieuses depuis des siècles. Les exportateurs européens, américains, australiens qui, dès les années 70, ont proposé les premiers certificats de conformité islamique pour passer les douanes et vendre leurs carcasses aux pays musulmans n’avaient pas tant de scrupules. Ils ont proposé leur norme halal, et les importateurs plus soucieux de développement économique que de licéité les ont acceptées. Ils ont ensuite adapté l’offre à la demande musulmane locale, c’est-à-dire les familles immigrées, puis l’ont diversifié considérablement puisqu’elle concerne aujourd’hui tous les produits de consommation, y compris non alimentaires, comme les cosmétiques, les vaccins…
Le consommateur halal est aujourd’hui typiquement une femme ou un homme issu de l’immigration, socialisé en Occident, pour qui être musulman est devenu un enjeu identitaire, une façon de sortir du stéréotype de l’Arabe assimilé aux classes populaires et dangereuses. Aujourd’hui, le halal est le produit d’une ascension sociale et culturelle combinée à une stagnation économique due à des pratiques d’exclusion que les générations issues de l’immigration continuent de subir, mais que certains jeunes entrepreneurs musulmans savent désormais instrumentaliser à leur avantage.
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