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Le scandale des burkinis Marks & Spencer : une fantastique publicité pour le marketing islamique

Cette version est la version intégrale d’un article publié le 5 avril dans La Croix (sous un autre titre choisi par le journal) .


Modèle Burkini commercialisé par M & S


Après H&M, Marks & Spencer s’est lancé dans le prêt-à-porter islamique et présente à la vente des burkinis (“burqa” et “bikini”). Ces grandes enseignes vendent depuis longtemps  aux marchés musulmans, mais elles ont décidé de franchir un palier et de proposer leurs gammes aux clients d’Europe. Hasard du calendrier ? Non les fractures religieuses sont d’excellentes publicités pour ces produits islamiques. Cette stratégie existe depuis le 11 septembre qui a inauguré l’ère du marketing islamique, lequel vit en partie des polémiques qu’il entraîne.

Dans le débat autour de l’annonce de Marks & Spencer, plusieurs thèses s’affrontent. Parmi celles qui s’opposent à l’initiative de M & S, on trouve d’une part la thèse politique qui considère que la mode islamique serait la nouvelle arme de séduction de l’islamisme, le cheval de Troie du fondamentalisme musulman et la thèse féministe, selon laquelle le voile est avant tout un instrument d’enfermement, une atteinte au principe d’égalité homme/femme. La défense de M&S repose sur la thèse libérale qui prône la liberté de choix du consommateur et la neutralité.La firme ne prônerait pas de position religieuse puisque tout le monde peut acheter un burkini – les consommateurs qui redoutent les cancers de la peau, ou les juifs orthodoxes, les mormons etc. Ces thèses ne permettent pas d’articuler ce à quoi nous avons à faire : un mélange irrésistible de fondamentalisme religieux et de marketing spéculatif.

Si la mode islamique emprunte au business modèle du marketing de masse, elle n’en sert pas moins directement un projet religieux fondamentaliste dont le succès repose sur une fracture imaginaire islam /occident. Cet « islam de marché » a pour principal bailleur et souteneur le wahabisme qui finance à coup de pétrodollars une da’wa  (prédication) « culturelle » laquelle vise bien la propagation mondiale d’une certaine lecture de l’islam rétrograde, et dangereuse pour les droits des femmes. Et les firmes capitalistes ne sont guère programmées pour résister à cette prédication par le marché…

Le voilement a d’abord  été un « re-voilement » signifiant un retour aux valeurs islamiques

La mode islamique est d’origine iranienne et turque. En Iran, chacun le sait, la République islamique de Khomeiny a imposé le tchador à toutes les femmes ; en Turquie le voile s’est imposé par le bas, comme symbole de lutte contre le pouvoir laïque. Il a été un instrument d’ascension politique pour le parti de la Prospérité, porté par la bourgeoisie entrepreneuriale qui a permis à l’AKP et à Recep Tayyip Erdoğan d’arriver au pouvoir. Le voilement a d’abord  été un « re-voilement » signifiant un retour aux valeurs islamiques ; il symbolisait le refus des valeurs de l’Occident impie et matérialiste, la réappropriation d’une « identité islamique ». C’était un voile délibérément austère qui restait dans les normes strictes des chefs religieux et se différenciait des voiles traditionnels pluriels. Puis ces tchadors et ces hijabs codifiés se sont assouplis, se sont personnalisés, modalisés. Comme le résume la fondatrice de l’école Esmod à Dubaï dans un article du JDD, ces femmes ne cherchaient pas « la charia en vêtement » mais « des looks et l’attention des marques en dehors de l’impudeur provocante des Occidentales et des injonctions des censeurs de leur foi ».

Durant les années 1980 et 1990, la hausse  de demande de voiles et de vêtements islamiques a fait naître un marché de la mode vestimentaire selon les canons islamiques. La compétition entre marchands a entraîné une diversification des modèles de vêtements pieux qui se sont colorés, assouplis accompagnant la ré-appropriation esthétique du voile symbole de résistance musulmane dans le monde, y compris en diaspora. En Turquie, des centaines d’entreprises se sont lancées dans la mode islamique, comme dans les activités de loisirs dits « islamo-compatibles ». Le pays est très en pointe dans la diffusion de ce marketing islamique qui concerne l’alimentation, le tourisme,  la finance, la pharmacie, les cosmétiques, les nouvelles technologies et qui est célébrée chaque année à Dubaï, la nouvelle plateforme de l’économie islamique mondiale. Les entreprises occidentales se sont intéressées à ce segment de la mode islamique, d’abord pour répondre à la demande des riches pays du Golfe où les femmes des classes supérieures ne sont pas moins intéressées par la mode vestimentaire que leurs homologues des capitales européennes qu’elles visitent régulièrement avec leurs domestiques.

 le sentiment anti-occidental reste très vendeur

Puis ces firmes ont souhaité  étendre leurs ventes aux classes moyennes et aux minorités islamiques. Les riches émirats du Golfe ont financé ces “agences marketing islamiques” pour les conseiller sur la meilleure façon de pénétrer ces marchés. Ces agences dont les bureaux se trouvent aux États-Unis, au Royaume-Uni, à Kuala Lumpur ou à Dubaï emploient de jeunes entrepreneurs musulmans, femmes et hommes, dont beaucoup sont nés hors du monde arabe, ont été formés dans des écoles de commerces occidentales et sont dotés d’une formation en sociologie de sorte qu’ils maîtrisent bien les problématiques culturelles et féministes.  Chapeautés par des professeurs de réputation mondiale spécialisés dans la finance islamique grassement payés par l’argent du pétrole, et soutenus par la Saïd Business School de l’Université d’Oxford financée notamment par l’Arabie Saoudite (*), ces entrepreneurs islamiques ont travaillé à modifier le message initial hostile à l’Occident et  à le rendre moins frontalement anti-occidental sans le supprimer toutefois – car le sentiment anti-occidental reste très vendeur. Évitant de développer des arguments théologiques en parlant de sharia-compatibilité, ces start up  de l’islamic market ont préféré mobiliser l’« éthique islamique » et, en l’occurrence s’agissant de la mode – aussi bien féminine que masculine – parler  de pudeur, de modestie.  Elles ont également élaboré un discours emprunté au “féminisme islamique” selon lequel le hijab -comme l’islam “authentique”- émanciperait la femme musulmane des traditions islamiques qui lui interdisent de sortir tout en la préservant des méfaits de la société de consommation occidentale. Paradoxalement, ce message a permis à des marques de haute couture et à des firmes de prêt-à-porter comme Tommy Hilfiger, Mango, DKNY, Zara de pénétrer ce nouveau secteur.

Tout cela s’est construit assez naturellement pour des entreprises déjà installées sur plusieurs continents et grâce à un business modèle tout a fait classique : cibler la demande, maîtriser la production des statistiques, en inonder des médias peu regardants sur les sources (par exemple ce chiffre de 494 milliards correspondant à la mode musulmane, sur ce point cf. mon article “le halal world pour les marchands” in Les sens du Halal). L’agence Thomson Reuters s’est fait une spécialité de la production et de la diffusion des chiffres du marché halal mondial, pour le compte du Dubai Islamic Economy Development Centre. La stratégie de maîtrise marketing au niveau de la production et de la distribution  est complétée par la mise en place de relais auprès des consommateurs,  des sites internet, blogs de fans comme ces mouvements d’islamofashionista, ou ces hipsters en hijab appelés Mipsterz, qui combinent hijabs, hauts talons, maquillage, développant une contre-culture occidentale basée sur des “valeurs  islamiques” de pudeur et d’intimité contre le sexe et la consommation “occidentale”. Les blogs et sites de ces micro mouvements sont parfois spontanés, d’autres sont aidés par des armées digitales, instruments de marketing actif qui consiste à fabriquer de faux profils, écrire de faux commentaires élogieux,  pour  orienter les ventes, des sortes de réunions tupperware à large spectre.

Le marketing islamique emprunte au crédo ultra-libéral l’idée que le commerce serait une guerre pacifique.

La réussite de ce message est également due aux fenêtres d’opportunité offertes par l’actualité. Le choc de 2001 a été un moteur fantastique pour ce halal business, comme le reconnait d’ailleurs l’agence de consultants en  islamic branding Ogilvy Noor ; les crises consécutives aux publications des caricatures et  le terrorisme djihadiste creusent une béance entre mondes musulman et non-musulman, laquelle est immédiatement comblée par un marketing islamique qui prétend faire le trait d’union entre islam et occident. Le marketing islamique emprunte au crédo ultra-libéral l’idée que le commerce serait une guerre pacifique.

Les liens entre ces idéologies fondamentalistes et marchandes ont un impact direct sur les réseaux sociaux. Quelques-unes de ces entreprises de halal fashion sponsorisent des sites d’actualité et d’information destinés à la communauté musulmane qui ne pourraient pas exister sans la publicité, ce qui annihile leur capacité critique vis-à-vis  de ce business. Des sites comme, en France, Oumma, Saphirnews, AlKanz et bien d’autres, sponsorisés par des commerces religieux, sont sans doute sincèrement convaincus que la « musulmane voilée » est d’abord une victime de l’islamophobie. Ils ne remettent pas en question le caractère religieux du voile, pas plus qu’ils ne s’interrogent sur les origines historiques de ce marketing très récent. Ils font de la femme musulmane une victime de l’islamophobie et mobilisent les images de femmes voilées comme s’il s’agissait d’icônes religieuses intouchables. Ainsi contribuent-ils à la fabrication et la diffusion de cette image pieuse et modeste dont le business a précisément besoin. Cette sorte de sacralisation de la femme voilée, icône d’une religiosité pure, innocente et intouchable, agace les féministes, car elles perçoivent le message subliminal du voile fondé sur l’idée que le corps et en particulier le corps féminin est impudique et indécent.  C’est bien comme cela qu’il est vendu aux femmes musulmanes ; il est normal que les autres entendent le même message et qu’elles s’en offusquent. La différenciation homme/femme des normes de pudeur entraîne une différence de traitement des femmes et des hommes dans l’espace public, ce qui est incompatible avec le principe d’égalité des sociétés de droit.

Le marketing islamique est une maladie auto-immune des sociétés néo-libérales. Elles ne savent pas s’en défaire ; car, dans leur volonté de destruction des frontières marchandes, elles nient que la matière soit porteuse de culture, de symbole. L’islamic fashion comme la lutte contre l’islamophobie se nourrit de buzzs qui mettent en scène le clash culturel des civilisations entre islam et occident et désamorcent la réflexion politique et juridique.

Les actions de boycott peuvent être contre-productives

Or, si choc il y a, il se situe entre deux projets politiques, l’un démocratique, l’autre théologico-financier, et non pas entre des civilisations. Je pense, en conclusion, que rien ne sert de lutter contre la visibilité de l’objet voile ; c’est un combat perdu d’avance face au marketing dont nous connaissons très bien l’influence sur nos propres enfants, que ce soit en matière alimentaire vestimentaire ou autres.  Rien ne sert d’interdire les vêtements islamiques ou leur publicités dans l’espace public comme nous avons eu raison de de le faire  dans l’école et les administrations publiques. Le combat contre les valeurs que la mode islamique véhicule doit se concentrer d’abord et surtout sur les messages qui l’accompagnent, avec une très grande vigilance. L’apologie du voile lorsqu’il accompagne des discours d’infériorisation du statut et du corps des femmes, ou lorsqu’il permet à des hommes de violenter des femmes comme cela a été le cas lors du « salon de la femme musulmane » doivent être immédiatement interdits au nom de l’atteinte à la dignité des personne et au principe d’égalité. Pour lutter contre cette nouvelle forme de soft power qu’est la da’wa culturelle, il faut déplacer le problème du plan sociologique au plan juridique. Contre l’offre marketing, on ne peut pas grand chose. Les actions de boycott peuvent être contre-productives car elles sont éphémères et surtout elles sont aussitôt récupérées par … le marché lui même. Contre le message qui le nourrit, nous pouvons opposer notre justice en aidant les femmes, toutes les femmes, à faire valoir leurs droits (je recommande la lecture de cet article).

(*) Sur les financements des universités britanniques par des fonds des pays du Golfe, cf. les conclusions du rapport du prof. Anthony Glees , un conservateur britannique, rapport daté de 2008.

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