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Le problème n’est pas "l’abattage rituel" mais l’industrialisation du rituel



Cet extrait de texte a été écrit pour une intervention à une Table ronde intitulée : “Pratiques et enjeux du halal”, organisée par l’IISMM (Institut d’Études de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman) à l’EHESS le 3 Mars 2011(*).

Introduction

Après l’intervention de M.Bouzid, j’essaierai plutôt de dé-communautariser le débat, de le dés-ethniciser. Je parle ici à partir d’un constat simple que je faisais en France il y a 15 ans déjà, et que j’ai pu confirmer en observant la situation dans d’autres pays européens comme l’Allemagne, le Royaume Uni, l’Italie ou la Belgique…

Ce que l’on entend par abattage rituel dans un contexte contemporain mondialisé est un abattage industriel que l’on a d’une certaine manière « islamisé a posteriori » et dont on peut se demander en quoi précisément il est religieux. Lorsqu’on examine l’histoire de la législation relative à l’abattage rituel en France et en Europe (puisqu’aujourd’hui tout en la matière se décide à Bruxelles), lorsqu’on évalue les rapports de force au niveau des chaînes de production et de distribution, le poids des industriels est tel que l’on peut s’interroger sur le rôle effectif des religieux. C’est ce constat qui m’a conduit à formuler cette proposition dans mon livre « Comprendre le Halal » que je n’osais prononcer il y a quelques années mais qui semble mieux comprise aujourd’hui : le marché halal est une invention du marketing qui suit des logiques de segmentation commerciales qui ont bien peu à voir avec l’exégèse musulmane.

Dé-communautariser le débat sur le halal n’est pas décommunautariser le halal qui appartient aux musulmans, c’est plutôt ouvrir un débat sur un fait de société qui nous concerne tous car il est question de notre rapport à l’animal. Pour illustrer mon propos je vais partir d’une campagne d’associations de protection animale qui m’a choquée et à propos de laquelle j’avais écrit un billet sur mon blog Le 11 Novembre 2011. (Projection de deux diapositives et commentaires).

Dans nos abattoirs : des animaux plus maltraités qu’avant.

Le traitement des animaux, celui des ressources environnementales, sont des piliers de notre civilisation. Autant croire que tout s’y passe comme on le voudrait. Et il est vrai que d’importants progrès ont été réalisés : surtout en matière de communication. Une visite sur le site de la DG SANCO (Direction Santé et Protection du Consommateur) de la Commission Européenne illustre les efforts faits par l’Union Européenne pour valoriser le modèle agricole du vieux continent, en faire un exemple mondial d’agriculture compétitive économiquement et éthiquement viable. Colloques après séminaires, scientifiques et fonctionnaires renchérissent d’arguments pour démontrer combien « nous », en Europe, sommes soucieux d’environnement et de bien-être animal. A défaut sans doute d’exister dans une Europe politique, l’européen est construit par le mode de vie qualitativement supérieur auquel il est, lui, attaché. Des fjords de Finlande aux collines portugaises, l’Européen est pareillement soucieux de son environnement, d’un bien-être et d’un bien manger, où goût et santé se combinent dans le savoir- faire traditionnel. L’identité européenne, polymorphe, multiculturelle consisterait dans cet art de vivre éthiquement responsable, résistant aux OGM et aux bœufs aux hormones, pour l’amour du bon goût et de l’authentique. Le modèle de production agro-alimentaire, et le traitement des animaux, participe de la construction de notre « européanité ».

A côté de cette image idyllique, vantée pour adoucir les déstructurations des politiques agricoles communautaires, les industriels de l’agro-alimentaire et les syndicats d’agriculteurs sont pris, eux, dans une logique d’hyper-production. Ils ont du mal à faire coïncider cette image supposée les rendre plus compétitifs avec les méthodes de production intensives auxquelles ils sont soumis, et à leurs effets désastreux sur le plan humain et environnemental. L’industrie agro-alimentaire et la grande distribution sont en déphasage croissant avec le modèle européen vanté. Dans le secteur de la production animale, où les conditions de travail se sont gravement détériorées, le décalage est immense. La viande n’est pas un de ces produits de nécessité dont la pénurie nous serait fatale, comme l’eau ou les céréales. L’élevage ultra intensif ne se justifie plus ni éthiquement, ni sanitairement, ni macro-économiquement. Or, en matière animale (dans le secteur on parle de « minerai » pour désigner la chair animale) la rentabilité économique continue d’arbitrer les principaux choix de développement. En ce compris -c’est un comble- ceux qui sont faits en vertu de principes moraux et éthiques. Certains de nos scientifiques travaillent ainsi à modifier les caractéristiques génétiques des animaux pour en favoriser l’adaptation aux machines qui les produisent. Je me souviens de cette brochure couleur en papier glacé, financée par la CE, qui détaillait les mesures prises par la DG SANCO dans le cadre de ses actions animal welfare pour améliorer le bien-être animal dans les conditions infernales où l’on pourrait enfin les maintenir sans plus de scrupules. Comme la mise au point d’un prototype de poulet aux ailes plus résistantes… qui les rendraient moins nombreux à se déchirer au cours de leur bataille pour gagner quelques centimètres carrés dans leurs cages surchargées.

Une campagne qui en cache une autre : le problème c’est l’industrialisation pas le rituel

Si l’on prend en considération les indicateurs scientifiques de mesure de la « souffrance animale » la version industrielle de l’abattage rituel constitue en effet une régression sur le plan du « bien-être animal », mais ceux qui accusent les religieux se trompent de cible.

Qu’est-ce donc qu’un abattage en mode halal dans un abattoir européen ? De fait, cet abattage ne se distingue guère d’un abattage conventionnel manuel si ce n’est que l’abatteur se présente comme « musulman » et qu’il prononce une formule rituelle (la tasmiyya) en orientant la tête de l’animal en direction de la Mecque. Comme n’importe quel abattage, les abattages halal sont soumis aux règlements européens d’hygiène, de sécurité et de protection animale en vigueur. Une viande halal est forcément un produit industriel contrôlé. En tant qu’abattage religieux cependant, l’abattage halal est à l’instar de la shekhita (abattage selon le rite juif) dispensé de l’obligation de l’opération qui consiste à immobiliser et insensibiliser l’animal, opération que l’on nomme « étourdissement ».

Les abattages halal exécutés dans les abattoirs européens ne sont pas des transpositions ou des adaptations industrielles d’abattages rituels importés. A l’origine, dans les années 70, il s’agissait bien plutôt de méthodes d’abattage industriel acceptables par les pays musulmans. La plupart de ces pays exigeaient que les abattages soient effectués par un musulman, et celui-ci était recruté sur place ou envoyé spécialement par le pays importateur. On ne parlait pas alors de viande ou de marché halal. Le marché de la viande halal est né avec l’extension de cette offre à la demande intérieure musulmane. L’abattage direct étant interdit, les bouchers musulmans ont demandé que leur soient ouvertes les portes des abattoirs dans les mêmes conditions que les juifs. En France, le législateur a élargit de façon automatique les conditions d’entrée aux abattoirs des juifs aux musulmans et a également permis aux musulmans de déroger à l’obligation d’étourdir. D’autres pays européens comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne n’ont pas accordé cette dérogation puisqu’aucune autorité religieuse ne l’avait demandé et justifié.

En Europe aujourd’hui, il existe donc deux options d’abattage halal, l’une avec étourdissement, l’autre sans étourdissement. Certains pays comme la Belgique, les Pays-Bas, la France abattent la majorité de leurs ovins en mode rituel sans étourdissement. En Allemagne et au Royaume-Uni, la presque totalité des ovins est abattue en mode halal avecétourdissement (source : Dialrel, 2009).

Qu’en est-il de la souffrance / protection animale ? Sur une chaîne industrielle, les abattages halal ont un niveau de protection animale identique à celui de l’abattage conventionnel uniquement dans le cas où ils sont effectués avec étourdissement. Sans étourdissement, ils n’assurent un « niveau de bien-être animal » acceptable selon les critères vétérinaires, que dans certaines conditions : selon la technique de saignée, la formation et la performance de l’abatteur et les cadences d’abattage. Ces conditions font évidemment varier le rendement de la chaîne et donc les profits réalisés. Un abatteur qualifié coûte plus cher. Ralentir les cadences également coûte de l’argent.

Quand on examine le rapport de force des différents acteurs de l’abattage, on voit que le choix des modalités d’abattage halal revient aux industriels. La situation est alarmante dans de nombreux pays européens. Car très nombreux sont les industriels qui, ayant choisi d’abattre en mode halal sans étourdissement, ne compensent pas ce choix par des mesures adéquates de protection animale.

Dans un abattoir industriel, et selon les critères retenus par les vétérinaires, un abattage réalisé sans étourdissement cause, toutes choses égales par ailleurs, plus de souffrance qu’un abattage conventionnel. Ceci n’est pas équivalent à la proposition: «l’abattage rituel fait souffrir les animaux », qui outre-simplifie et radicalise les débats. Car au fond, existe-t-il des abattages rituels dans les abattoirs ? Peut-on désigner par « abattage rituel » un abattage industriel destiné à produire des aliments religieux lorsque le procédé de production est choisi par des industriels qui s’autocertifient ?

Pour un partage clair des responsabilités et un retour de l’Etat

Pour réguler le système à l’avantage des animaux qui bénéficient, en théorie mais non en pratique, d’une législation détaillée pour les protéger, il convient d’instaurer et de faire respecter un partage clair des responsabilités et de mettre en place une traçabilité qui oblige les produits d’abattage rituels à porter la mention des abattages dont ils sont issus. Les méthodes d’abattage rituel doivent être mieux contrôlées, correctement exécutées en accord avec la réglementation déjà détaillée, que les abatteurs soient correctement formés. Sait-on qu’il n’existe pas en France de cours pour apprendre le métier d’abatteur ? Il faut en finir avec l’abattage sans étourdissement utilisé pour faire des économies.

Le problème n’est pas l’abattage rituel, c’est l’industrialisation du mode rituel, sa généralisation, et le non respect de la réglementation qui encadre l’abattage sans étourdissement.

S’il faut décommunautariser le débat sur le halal , il faut au contraire re-communautariser la mention halal

Le traitement des animaux, l’abattage halal relève de nos choix collectifs économiques, éthiques, religieux et diététiques, il n’est pas acceptable qu’il soit ainsi laissé aux opérateurs économiques. Il importe que le terme halal soit rendu à ses propriétaires -les musulmans-, que ce terme soit protégé par exemple à l’INPI et par exemple interdit d’un usage commercial. Pourquoi ne pas aider les musulmans à  mettre en place des garanties halal comparables aux garanties rabbiniques (les hersher), certificat qui sont ceux non pas du « Judaïsme »  mais plutôt de tel ou tel rabbin ? Si je crois assez urgent de dé-communautariser le “débat” sur le halal, je crois qu’il faut au contraire re-communautariser le halal, rendre ce concept à ceux pour qui cela a du sens, c’est-à-dire aux religieux seulement.

(*) Table ronde : Pratiques et enjeux du halal – EHESS 3- 96bd Raspail le 3 Mars 2011 à 18h. Institut d’Études de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman

Invités :

Mohammed Hocine Benkheira, directeur d’études à l’EPHE; Quand manger met en cause l’ordre du monde.

Abderrahman Bouzid, consultant expert pour le marché halal; D’une économie existante vers une économie visible et peut-être banalisée ?

Florence Bergeaud-Blackler, chercheure associée à l’IREMAM, Aix-en-Provence ; Une campagne qui en cache une autre.

Anne-Marie Brisebarre, directrice de recherche au CNRS; Le halal à l’Ecole : un « particularisme alimentaire » ?

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