Florence Bergeaud-Blackler a enquêté dans les abattoirs, auprès des détaillants et des consommateurs. Elle en a rapporté des informations déroutantes sur une tradition qui a, vérification faite, très peu de traditionnel. Elle présente jeudi son livre à Lausanne.
(c) Le Temps Propos rapportés par Sylvie Arsever (*)
Les musulmans pratiquants mangent halal. Ils ne partagent pas le repas de leurs voisins chrétiens ou athées, car leur religion les oblige à n’absorber que la viande d’animaux tués rituellement. C’est comme ça depuis toujours, même si cette exigence n’a commencé que récemment à s’exprimer dans la restauration collective – à l’armée, dans les cantines, dans les prisons. Combien sommes-nous à penser comme ça, ou, pour les moins jeunes, à avoir oublié une époque où, pour ne pas offenser des clients musulmans, il suffisait de prévoir à leur intention un plat sans porc, les jours où c’était choucroute en menu principal?
Attraits des jeunes
Cette époque a pourtant bien existé. C’est celle où Florence Bergeaud-Blackler a commencé à travailler sur une thèse d’ethnographie sur l’islam en France – une des premières – et s’est intéressée à ce mot que la plupart de ses interlocuteurs lui faisaient répéter, faute de le comprendre tout de suite: halal.Engagée comme stagiaire dans le Service vétérinaire de la Gironde, elle visite abattoirs et boucheries, et découvre quelques faits troublants: tandis que l’étiquette halal apparaît de façon toujours plus fréquente à la devanture des boucheries, elle ne correspond à rien de précis dans la pratique. L’abattage, réalisé en milieu industriel, est pratiqué par des personnels sans compétence religieuse particulière, peu ritualisé et ne répond pas à des exigences claires et standardisées.
Je m’attendais à voir les jeunes issus de l’immigration se désintéresser des règles coutumières de leurs parents… J’observais le contraire Florence Bergeaud-Blackler
Les consommateurs de leur côté, étaient peu exigeants: ils se souciaient avant tout des règles islamiques d’abattage au moment de l’Aïd, et allaient plutôt alors, acheter leur mouton dans une ferme des environs. Mais les choses changeaient: «Je m’attendais à voir les jeunes issus de l’immigration se désintéresser des règles coutumières de leurs parents, notamment dans le domaine alimentaire. J’observais le contraire: un attrait massif des jeunes pour les produits étiquetés comme islamiques.»Florence Bergeaud-Blackler poursuit l’enquête dans les ministères et les salons internationaux, auprès des industriels, des détaillants, des consommateurs, jusqu’au Japon. Elle en expose les résultats dans un livre qui vient de paraître au Seuil.
Aux origines du halal
«Le marché halal a une histoire. Il est né au tournant des années 1970-1980 avec le développement du commerce international. L’Iran révolutionnaire, l’Arabie Saoudite, l’Egypte exigent un contrôle musulman sur les chaînes industrielles des pays occidentaux. Les abattoirs d’Europe, de Nouvelle-Zélande et d’Australie, attirés par ces marchés en progression, négocient les modalités de ce contrôle, donnant naissance à un marché global de la viande halal.»La Malaisie fait un pas de plus. «Ce petit pays très rigoriste a fait de l’islam un moyen de développement économique et d’apaisement des tensions avec l’opposition fondamentaliste. Il élargit le domaine du halal à tous les produits de consommation susceptibles d’être contaminés par des produits illicites – alcool, porc, viandes non rituelles, etc. L’espace du licite alimentaire a toujours varié selon les époques et les cultures musulmanes. Il s’était élargi au XXe siècle; dans l’émigration, les musulmans turcs et arabes se référaient au verset 5 de la sourate 5 du Coran qui leur autorise la nourriture des chrétiens et des juifs. Désormais, cet espace se restreint de façon inédite.»
Modèles concurrents
Les produits halal ne sont pas seulement le moyen d’accéder à des débouchés en expansion mais aussi des «biens de salut» dont les religieux revendiquent le contrôle. Dans ce contexte de compétition intense, la question de la certification devient cruciale.
«On peut distinguer deux modèles concurrents: un modèle inclusif et un modèle unique, reprend l’ethnographe. Le premier se rapproche des autres labels industriels – AOC, produit équitable, bio, etc. Il repose sur la définition de critères fixes, déterminés en fonction des règles religieuses. N’importe qui, s’il respecte ces critères, peut fabriquer un produit halal. Le second implique une accréditation par une autorité musulmane qui garantit l’ensemble du processus de fabrication. Il est promu avant tout à partir de 2005 par les pays musulmans, qui estiment s’être fait déposséder de la norme halal par les Occidentaux.»
Le halal trouve un marché en Europe. Les musulmans qui y vivent ont souvent perdu le contact avec leurs traditions d’origine. Le boucher ou l’épicier de quartier qui venait peut-être de la même région qu’eux a laissé la place à un supermarché. Et les grandes crises de confiance alimentaires des dernières décennies ne les épargnent pas, à commencer par celle de la vache folle à la fin des années 1990. Le halal, dans ces conditions, rassure. Il est réputé plus savoureux – la nourriture du pays l’est toujours – plus hygiénique, plus sûr.
Cosmétiques et produits ménagers
Mais qu’est-ce qui est halal? Tandis que la lutte pour la certification continue – et se développe aussi localement, entre mosquées et associations musulmanes – c’est la surenchère. L’exigence de pureté, activement promue par les mouvements fondamentalistes peut conduire à imposer une séparation des chaînes de production pour éviter les contaminations.
Conçue avant tout comme la garantie d’une provenance islamique, la norme halal peut tout englober: la viande, mais aussi l’ensemble des produits alimentaires, les cosmétiques, la pharmacie, les produits ménagers, etc. «Cette expansion, commente Florence Bergeaud-Blackler, annonce des formes de pressions économiques entre «nous», les musulmans et «eux», les Occidentaux (ou inversement) et des guérillas économiques notamment en diaspora.»
Quand le marché intensifie le religieux
«En suscitant une demande liée aux «besoins spécifiques» des consommateurs musulmans, le marché halal a en outre joué un rôle dans le développement d’une conception toujours plus extensive des obligations islamiques. L’usage toujours plus répandu de signes d’appartenance – voile, ségrégation sexuelle, etc. – l’adhésion croissante aux thèses salafistes parmi les jeunes musulmans européens a donc quelque chose à voir avec ce marché, né d’une rencontre non programmée entre capitalisme néolibéral et fondamentalisme islamique.»
Ce qui l’amène à une conclusion déroutante: «Dans nos sociétés industrielles sécularisées, le marché n’est pas neutre; il peut être un véhicule du religieux.»
A écouter: Florence Bergeaud-Blackler présentera son livre jeudi 2 février de 17h15 à 19h. à l’Université de Lausanne, Géopolis – 2208
A lire: Florence Bergeaud-Blackler, «Le marché halal ou l’invention d’une tradition», Seuil, 258 p.
(*) Source : https://www.letemps.ch/societe/2017/01/31/jour-marche-invente-halal Publié avec l’autorisation de Le Temps.ch
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