top of page

“la logique du profit entame notre capacité à vivre ensemble”




“Cette situation ne résulte pas d’une supposée islamisation de la France, mais d’une logique de rentabilité dans un contexte de compétition intense.”

(afp.com/Miguel Medina)

Halal: depuis quelques jours, ces cinq lettres enflamment la campagne présidentielle. De Marine Le Pen à Nicolas Sarkozy, des professionnels de la boucherie aux associations de consommateurs, de grandes déclarations en contre-vérités, le mot est sur toutes les lèvres. L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, chercheure associée à l’Institut d’étude et de recherche sur le monde arabe et musulman et auteure de Comprendre le halal(éditions Edipro), replace le débat dans son contexte. Et remet quelques pendules à l’heure.


Marine Le Pen a fait polémique en début de semaine en affirmant que “toute la viande vendue en Ile-de-France est halal”, soit conformément au rite musulman, qui impose notamment que labête ne soit pas étourdie avant l’égorgement. A-t-elle raison?

Non. Ce qui est exact, c’est que les cinq abattoirs de petite taille d’Ile-de-France abattent la totalité de leur production en mode rituel. Mais ils ne représentent que 0,2% des abattages nationaux, ce qui est loin de fournir toute la viande que consomment les 12 millions de Franciliens.


 

La viande consommée en Ile-de-France est très largement importée d’autres régions ou d’autres pays. Une partie peut être issue d’un abattage rituel mais le nombre exact est inconnu puisqu’il n’existe pas de traçabilité. Celle-ci n’étant nullement obligatoire, nous ne disposons donc que d’une estimation nationale. Selon une enquête 2007 du ministère de l’Agriculture, réalisée sur la base des déclarations des abattoirs, la proportion d’animaux abattus en mode rituel dans toute la France serait d’environ un tiers de tous les animaux abattus (32%).

Est-il vrai qu’il y a davantage d’abattage rituel que de demande et que la viande halal se retrouve souvent dans les circuits traditionnels (boucherie classique, supermarchés) sans que les consommateurs le sachent?

Oui, et c’est un problème identifié et reconnu depuis quelques années par les pouvoirs publics. En 2005, le rapport Coperci, issu d’une mission d’inspection interministérielle et intitulé “Enquête sur le champ du halal”, avait relevé qu’en France, “80% des ovins, 20% des bovins et 20% des volailles seraient abattus selon le rite halal “. Les organismes de défense du bien-être animal avaient d’ailleurs alerté Nicolas Sarkozy -alors ministre de l’Intérieur, et à ce titre, chargé des cultes- sur ce sujet.

Mais contrairement à ce que la candidate du Front National cherche à démontrer, cette situation ne résulte pas d’une supposée islamisation de la France, mais d’une logique de rentabilité dans un contexte de compétition intense. L’industrie d’abattage a été largement privatisée, elle se concentre dans certaines zones géographiques, les petits et moyens abattoirs tentent de survivre. L’Etat a déserté ce secteur et les contrôles vétérinaires y sont moins systématiques.

Qu’entendez-vous par “logique de rentabilité”?

Dans la filière, il y a les éleveurs, les abatteurs et les distributeurs. Aujourd’hui, le rapport de force est en faveur des grossistes et de la grande distribution. Ceux-ci exigent un bon rendement, des prix bas et de la qualité. Du coup, en amont, les abattoirs sont soumis à de fortes contraintes pour tenir les délais et les prix. Il est alors plus simple pour eux de faire du tout halal afin d’éviter les changements de chaîne et de process. Cela leur permet également de rentabiliser les carcasses en orientant certaines parties d’un même animal vers les boucheries rituelles et d’autres vers les boucheries traditionnelles ou les grandes et moyennes surfaces.

Pour des raisons culinaires, les musulmans achètent en effet davantage de parties “avant” de l’animal ainsi que des abats, qui sont bouillis ou hachés et servent à préparer, par exemple, tajines, kefta et couscous. Pour des raisons cultuelles, les juifs ne déclarent casher que les avants de carcasses, les arrières étant systématiquement orientées vers le circuit de distribution conventionnel.

Vous dites que la filière elle-même ne veut pas de la traçabilité…

En effet, elle craint qu’une partie des consommateurs se détourne des produits, que ce soit pour des raisons de défense du bien-être animal ou pour des arguments identitaires. Un rejet des consommateurs pourrait inciter les abattoirs à augmenter le prix des carcasses casher ou bien même à ne plus produire du tout. Les politiques, de droite ou de gauche, sont très sensibles et attentifs à ces sujets. Mais, ce dont ils ne se rendent pas compte, c’est que le laisser-faire conduit à l’opacité, ce qui n’est pas un bon calcul à long terme. L’Etat doit prendre ses responsabilités et clarifier les choses.

Le halal n’est donc, paradoxalement, pas une question religieuse?

C’est surtout une fantastique opportunité pour les industriels de l’agro-alimentaire de fabriquer une “qualité” à moindre coût, le halal étant une marque mondiale. Les autorités religieuses -les Musulmans mais aussi les Juifs pour le casher- sont dépassés par le marché, sur lequel ils n’ont pas d’influence directe. Au début des années 1990, le secteur halal était inexistant. Aujourd’hui, nous avons tout: des petits pots pour bébé halal, des pizzas, des cassoulets, des bonbons halal, etc.

Les enfants musulmans nés dans les années 2000 ont grandi avec le halal. Comment feront-ils lorsqu’ils seront scolarisés? Certains déjà désertent les cantines d’école… Ce que, sociologiquement, nous appelons de la discrimination, les industriels le nomment “segmentation” et, pour eux, c’est une valeur positive. Nous sommes arrivés à un stade où l’opacité sert une logique de profit qui grignote peu à peu notre exercice de la citoyenneté et entame nos capacités à vivre ensemble. On voit bien que le libre échange induit de nouvelles barrières, de nouvelles segmentations et des logiques de filières. Dans ce système, qu’on l’ait choisi ou non, tout le monde a intérêt à la transparence: les religieux, les végétariens, les allergiques alimentaires. En somme, tous les consommateurs.

bottom of page