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L’islam de France doit-il taxer le halal ? entretien Le Point

Dernière mise à jour : 30 mars


INTERVIEW. Le CFCM relance l’idée d’une taxe pour financer le culte. Un projet peu pertinent, estime l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler.

Propos recueillis par Marion Cocquet Publié le 03/08/2015 à 06:41 | Le Point.fr – 

Financer en France les mosquées et la formation des imams par une taxation des produits halal ? L’idée, déjà ancienne, connaît une nouvelle jeunesse : le nouveau président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Anouar Kbibech, entré en fonction le 1er juillet dernier, en fait l’un des principaux points de son programme. L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS, à l’Institut de recherche et d’étude sur le monde arabe et musulman (Aix-en-Provence), est spécialiste du halal. Elle explique pourquoi une telle taxation par les autorités religieuses ne pourrait pas être mise en place aujourd’hui.

Le Point.fr : Le projet d’une taxe sur le halal prend modèle sur ce qui fonctionne déjà aujourd’hui pour la cacherout, les règles alimentaires juives. N’est-ce pas une bonne idée ?

Florence Bergeaud-Blackler : La cacherout s’est structurée en France il y a plusieurs siècles, dans un contexte extrêmement différent et sur un modèle artisanal. L’autorité religieuse locale avait le pouvoir sur la certification de la viande et des produits casher en général, et les croyants, loin d’être hostiles à cette répartition, trouvaient normal de participer par leur consommation à l’organisation et à la pérennité du culte. Ce système a été soutenu par l’attribution au Consistoire de Paris du monopole de l’abattage rituel pour la cacherout, en 1980. Le modèle ne fonctionne pas parfaitement, bien sûr. Sous l’effet de la mondialisation et de la libéralisation des échanges, des tendances plus orthodoxes du judaïsme viennent aujourd’hui contester ce monopole et vendre de la viande « plus que casher ». Mais le principe de cette contribution au culte reste acquis dans la communauté juive. Pour le halal, les choses sont très différentes.

La cacherout s’est structurée en France il y a plusieurs siècles, dans un contexte extrêmement différent et sur un modèle artisanal

Pourquoi ?

Le marché s’est élaboré dans les années 80 à partir des marchés d’exportation vers les pays musulmans, et les abattoirs n’ont pas attendu d’être certifiés par des mosquées pour exporter de la viande tamponnée halal parfaitement acceptée par les pays musulmans. Des entreprises comme le volailler Doux, par exemple, ont vendu du poulet halal aux Saoudiens pendant 40 ans sans contrôle d’une mosquée ou d’une instance religieuse officielle. C’est cette antériorité de l’industrie sur les mosquées dans l’organisation du marché halal qui explique qu’elle rechigne à payer aujourd’hui ce qu’elle appelle une « taxe islamique ». Cela augmenterait les prix, donnerait aux religieux un droit de regard, obligerait à une comptabilité stricte des produits… Or, le marché fonctionne très bien sans contrôle effectif des autorités religieuses. Le halal auquel les clients sont attachés se résume en quelques éléments : viande fraîche, égorgée (mais toutes les viandes sont saignées au niveau des carotides), disponible dans des boucheries tenues par des musulmans… Depuis une quinzaine d’années, depuis le coming out de la grande distribution sur le marché halal, les autorités de l’islam en France revendiquent le droit de contrôler et de recueillir les bénéfices du marché halal. Elles sont sous pression des réseaux sociaux et des militants de la muslimosphère qui exigent un contrôle religieux sur les produits halal pour que cessent les tromperies. Le problème, c’est que les avis divergent sur la définition religieuse du halal (abattage avec ou sans étourdissement, mécanique ou non), et même sur les fondements théologiques d’un marché halal spécifique !

Des entreprises comme le volailler Doux, par exemple, ont vendu du poulet halal aux Saoudiens pendant 40 ans sans contrôle d’une mosquée ou d’une instance religieuse officielle.

Comment cela se passe-t-il aujourd’hui ?

Les industriels paient des agences de certification, qui ne sont pas nécessairement constituées d’imams ou d’acteurs religieux reconnus, mais qui sont d’abord des entreprises commerciales privées spécialisées dans la vente de « garanties religieuses ». Ces agences élaborent leurs cahiers des charges comme elles le veulent. Il en existe deux types : les agences qui réalisent des audits, et celles qui procèdent à des contrôles continus. Les quatre acteurs majeurs du marché de la certification, sur la dizaine qui existe en France, sont la Société française de contrôle de viande halal (SFCVH), qui dépend du rectorat de la Grande Mosquée de Paris, l’Association rituelle de la Grande Mosquée de Lyon (ARGML), l’Association culturelle des musulmans d’Ile-de-France (Acmif), qui est liée à la mosquée d’Évry, et AVS (À votre service), qui est plutôt proche de la mouvance des Frères musulmans tendance Tariq Ramadan. Comment la nouvelle taxe fonctionnerait-elle dans ce contexte ? Elle pourrait être soit fixe, sous forme de contribution annuelle (une sorte de droit d’abattage halal), soit variable, en fonction de la quantité de viande. Dans ce dernier cas, deux options sont possibles : une taxe d’abattage, ou une taxe d’étiquetage. La première option pose problème, car une partie des abattages rituels aboutissent dans les boucheries non halal et que l’ensemble des acheteurs de ces viandes non étiquetées halal contribuerait au paiement. L’autre option serait une taxe sur l’étiquetage, où seul serait taxé le kilo de viande étiqueté halal. Dans tous les cas, la taxe viendrait en plus du paiement de la certification et renchérirait encore le prix de la viande… Ce qui induirait, je pense, une hausse des importations de viande halal.

On reproche régulièrement au CFCM de recevoir des fonds de l’étranger. Quelle autre voie pourrait-il trouver pour se financer ?

On le critique, c’est vrai, mais cela me semble un peu absurde. Je suis partisane d’un respect strict de la séparation des sphères et des pouvoirs : c’est aux musulmans de se financer et, s’ils veulent être indépendants, s’ils souhaitent construire un islam européen, d’en trouver les moyens financiers. Du reste, je crois que l’argent manque bien moins que la volonté politique de respecter la laïcité jusqu’au bout. Chaque projet d’ouverture de mosquée provoque une levée de boucliers d’élus d’extrême droite ou même de droite, et certains groupes musulmans conservateurs ou intégristes jettent de l’huile sur le feu. La laïcité, ce n’est pas seulement ne pas utiliser les fonds publics pour les cultes, c’est aussi faire en sorte de laisser les affaires cultuelles en dehors du jeu politique.

Pour le CFCM, l’enjeu de ce financement serait aussi la formation théologique des imams…

C’est un chantier important. Dans ce domaine-là, l’État pourrait apporter sa contribution, en aidant par exemple à mettre sur pied des universités d’études islamiques qui pourraient constituer des cursus complémentaires pour les imams. C’est une recommandation très ancienne de plusieurs conseillers et intellectuels musulmans, auquel le Bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur réfléchit depuis longtemps. Le régime concordataire strasbourgeois était prêt à l’accueillir, mais cela n’a pas été réalisé. C’est dommage, car il me semble que le principal problème du culte musulman est d’ordre intellectuel. Sous prétexte de maintien de la sécurité publique, l’État français a maintenu à la tête des instances musulmanes comme le CFCM des personnalités politiques liées à des États étrangers qui n’ont pas de compétence religieuse et sont vivement contestées par la base. À mon avis, l’État doit plutôt défaire que faire. Instituer une instance de dialogue, même la plus ouverte et la plus consensuelle, n’empêchera pas la radicalisation idéologique d’une partie de la muslimosphère (je ne parle pas du djihadisme qui est un problème très différent). Le problème du radicalisme qui touche les mœurs, la nourriture, les normes religieuses est moins celui de la structuration du culte musulman que celui de la volatilité et l’adaptabilité des idéologies islamiques à travers le Web et de l’importance, en leur sein, des courants intégralistes fréristes et salafistes qui sont devenus la principale offre d’islam. On n’endiguera pas un tel phénomène en fermant les frontières ou en l’achetant à coups de milliards d’euros, mais en dépolitisant la question de l’islam.

Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur le Point.fr M.Coquet.

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