TRIBUNE. L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler dénonce des processus de sélection de la recherche européenne qui font le lit de l’islamisme.
Le 9 décembre sera une journée importante sur le plan de la lutte contre l’islamisme. Un projet de loi sur le séparatisme sera présenté en conseil des ministres pendant que l’UE annoncera son nouvel agenda contre-terroriste rédigé en urgence (trois semaines, contre un an habituellement). Cette coïncidence des agendas signifie-t-elle une bonne collaboration entre la France et l’UE sur ce sujet ? Rien n’est moins sûr.
L’Europe de la recherche continue de se montrer aveugle, voire complaisante, à l’égard de l’islam politique. Outre qu’il n’est pas bon pour un pays d’expatrier une grande part de sa stratégie et des budgets de recherche, il conviendrait de revoir certaines habitudes de fonctionnement en matière de financement européen de recherche en sciences humaines et sociales et d’être plus attentifs à la qualité et aux compétences des partenaires impliqués dans les consortiums de recherche. On ne peut pas, d’un côté, lutter sur notre territoire contre le terrorisme et, d’un autre côté, laisser l’UE nourrir et engraisser des idéologies qui lui déblaient le chemin.
Je montrerai ici que les modalités de sélection des projets européens favorisent la conception de consortiums artificiels et de projets hors sol pour coller à une novlangue consensuelle et politiquement correcte à laquelle nous sacrifions nos mots, nos concepts et nos conceptions du monde. L’Europe de la recherche accueille aujourd’hui des idéologies médiocres qui font le lit de l’islamisme.
Des fonctionnaires obsédés par le politiquement correct
Qu’est-ce que l’Europe de la recherche ? En dehors d’un slogan destiné à mettre en évidence la vitrine européenne à grands coups d’images d’anticipation sur fond bleu marine étoilé, c’est une capacité financière remarquable que les États n’ont plus. Si, pour les sciences dures, ces synergies entre pays sont très certainement souhaitables, il en va différemment pour les sciences humaines et sociales, très liées à l’histoire et à la langue du pays.
L’un des principaux problèmes de la recherche made in EU est d’ordre linguistique et conceptuel. Pour décrocher un projet, le chercheur devra communiquer dans cet anglais international abstrait, ponctué d’adjectifs nébuleux : innovative, inclusive, interconnected. Des termes incontournables sans la présence desquels un projet n’a aucune chance d’être sélectionné. Il faut répondre à des appels à projets carefully worded par des fonctionnaires obsédés par le politiquement correct, qui ne veulent stigmatiser personne. Par exemple, le djihadisme ne peut être abordé que si l’on promet d’étudier également un autre radicalisme, même s’il ne lui est pas lié. Ainsi, pour adresser la délicate et urgente question du devenir des djihadistes et de leurs enfants restés sur zone, la Commission a rédigé un appel à projets intitulé : « Call for disengagement and reintegration of extremist offenders and radicalised individuals related to violent right wing and islamist extremism, including returning foreign terrorist fighters and their families » (Appel à projets pour le désengagement et la réintégration des délinquants extrémistes et des individus radicalisés liés à l’extrême droite violente et à l’extrémisme islamiste, y compris les combattants terroristes étrangers de retour au pays et leurs familles.)
Un autre problème vient du fait que l’Europe de la recherche n’est pas faite pour adresser la diversité des situations nationales, mais plutôt pour favoriser leur harmonisation. En raison d’une grave pénurie des financements nationaux, la plupart des chercheurs déposent des projets EU pour faire financer leurs recherches locales, mais ils y perdent vite leur latin, avec lequel pourtant ils ont pensé leur objet de recherche. La priorité accordée aux partenariats étrangers au détriment des locaux entraîne que chacun travaille dans sa bulle, à distance, déconnecté de la réalité locale.
Dès le drafting du proposal, le chercheur est amené à abandonner un certain nombre de questions émergentes du terrain, car elles ne font absolument plus sens dans les pays partenaires. Si l’on ajoute à l’harmonisation par le langage l’usage systématique d’un vocabulaire abstrait, les problématiques s’harmonisent par un appauvrissement conceptuel. Quant aux résultats, ils aboutissent généralement à plus de questions que de réponses, questions qui viendront nourrir les prochains appels à propositions. Ainsi la recherche européenne a-t-elle tendance à se reproduire, en innovant par des formules plutôt que par l’accumulation des connaissances et le perfectionnement de concepts opérationnels.
Prime aux projets « inclusifs, innovants, interconnectés » : une aubaine pour les opportunistes et les identitaires
Mais le plus inquiétant est ailleurs. Le design des projets européens tend à avantager certaines théories aux dépens d’autres. Les projets qui peuvent se dire inclusifs, innovants et interconnectés passent mieux la barre que les autres. Les théories antiracistes, postcoloniales, intersectionnelles, néoféministes qui mettent au centre la question identitaire ont une forte capacité à se justifier dans les termes de la novlangue européenne. C’est pourquoi, bien qu’elles soient fondées sur des prémices racialistes, clivantes et désintégratrices, elles sont généreusement financées.
Ce système a entraîné l’émergence de réseaux transnationaux de stakeholders (des universitaires, experts, ONG) rompus à l’exercice. Ces spécialistes en projet européens vont régulièrement téter à la mamelle européenne pour financer leurs projets inclusifs sur l’immigration, l’intégration, le djihadisme. Ils voyagent d’un pays à l’autre, invités dans les conférences, ateliers et réseaux, publient les mêmes choses en plusieurs langues, sont promus plus rapidement que les autres restés bêtement attachés à faire – souvent avec des bouts de ficelle – une recherche empirique, et pourtant fondamentale dans tous les sens du terme. L’Europe de la recherche est une aubaine pour les opportunismes et les entrepreneurs identitaires, c’est pourquoi il n’est pas surprenant qu’on trouve parmi ceux qui vivent du filon européen des groupes et des individus qui font avancer la cause de l’islam politique.
Des instances infiltrées par la nébuleuse des Frères musulmans
La Commission semble aveugle et sourde à cette présence, car elle est incapable de penser l’islamisme.
Donnons un exemple. En 2015, une députée belge a attiré l’attention de la Commission sur le fait que des associations proches des Frères musulmans, comme le European Muslim Network (créé par Tariq Ramadan), le Forum de l’organisation européenne des jeunes et des étudiants musulmans (Femyso), le Réseau européen contre le racisme (Enar) et l’Empowering Belgian Muslims (EmBem), avaient été financées par la Commission. Au lieu de lancer une enquête, la Commission s’est insurgée de la question. Elle s’est dite « préoccupée par les allégations, fondées sur certains rapports de presse, qui discréditent les organisations de la société civile qui ont pour mission statutaire de contribuer à l’objectif commun de la lutte contre le racisme, la xénophobie, la discrimination et l’intolérance qui y est associée ».
La Commission a répondu à la députée que le Femyso avait reçu près d’une centaine de milliers d’euros et que l’Enar recevait depuis 2012, chaque année, environ 1 million d’euros par an. Et pour terminer, elle a assuré qu’elle ne distribuait ses financements qu’à des organisations « compliantes avec les critères d’exclusion », renvoyant aux « règles financières applicables au budget général de l’Union ». Voilà bien une réponse en langue de bois européenne. L’UE ressemble parfois à un mammouth autiste.
C’est cette surdité qui l’a conduit l’année des attentats de Charlie, de l’Hyper Cacher et du Bataclan à renforcer son dispositif de lutte contre l’islamophobie. Ainsi a-t-elle appointé le 1er décembre 2015 un coordinateur contre la haine antimusulmans.
Très rapidement et comme on pouvait s’y attendre, les groupes de l’islam politique à l’origine de ce concept fumeux d’islamophobie destiné à détourner le regard posé sur les cadavres laissés à terre par les djihadistes, ou sur l’enfermement des quartiers sous surveillance des barbus, ont fait main basse sur le poste. Une coalition d’ONG, dont une grande partie rattachée à la nébuleuse des Frères européens (comme le CCIF) se faisant appeler « Coalition européenne contre l’islamophobie », coordonnée par l’Enar, a exigé, usant du phrasé intersectionnel habituel, que l’UE lutte « politiquement contre les formes structurelles de discrimination et de racisme affectant les musulmans ou ceux perçus comme tels ». La lutte contre l’islamophobie doit être intégrée, selon elle, aux domaines politiques clés au niveau national afin « de lutter contre ses dimensions structurelles », et mesurer « son impact sur les résultats économiques et sociaux des musulmans ». Autant dire que, selon leur vision, la communauté musulmane doit être considérée comme une minorité sociale, politique et économique en Europe. La Commission semble s’en accommoder. Pis, elle s’est séparée de David Friggieri, le premier coordinateur, car il ne plaisait pas à la coalition. Dans une lettre ouverte postée sur le site de l’Enar, elle lui reprochait de s’être engagé « avec des figures très discutables alimentant l’islamophobie », de confondre la lutte contre l’islamophobie avec les lois antiblasphème, l’islamisme et la lutte contre le terrorisme. La coalition obtint la nomination d’un autre coordinateur, le très compliant et zélé Tommaso Chiamparino, qui prit ses fonctions le 1er juillet 2018. Celui-ci ne manque pas d’alerter la coalition de tout événement islamophobe (qu’ils le soient ou non), et leur fait passer en priorité les appels à projets destinés à lutter contre le racisme et la haine antimusulmans. Ainsi les ONG de la coalition bénéficient-elles d’une rente européenne en euros et en légitimité, dans un système où elles sont juges et parties. L’UE sous-traite à des activistes proches des Frères musulmans et leurs alliés la lutte contre l’islamophobie, l’exclusion, le racisme et la xénophobie, et la définition des critères et des informations sur ce qui est islamophobe, raciste et xénophobe, etc.
Ces groupes de pression ont un impact grandissant sur l’expertise et la composition des projets, et placent dans les consortiums leurs associations ou des associations alliées (de femmes, de victimes, d’entrepreneurs). Ils facilitent l’entrée de partenaires universitaires à qui ils ouvrent les portes de l’UE, celle de l’argent, de la promotion, et l’accès à des populations musulmanes sélectionnées, sans lesquels ces chercheurs n’auraient jamais la possibilité d’enquêter. Ils en orientent ainsi les résultats.
La radicalisation expliquée par le discours sur la radicalisation
Les sommes colossales consacrées à la déradicalisation à travers le Radicalisation Awareness Network ces dernières années ont ainsi permis à ces groupes de se multiplier et d’influencer significativement la problématisation, les résultats et les politiques de prévention de la radicalisation. Prenons l’exemple du projet Dare – Dialogue sur la radicalisation et l’égalité –, un projet de recherche paneuropéen qui comprend 17 équipes de recherche dans 13 pays, où évolue l’Enar. Ce projet étudie « les rencontres des jeunes avec les agents de la radicalisation, la façon dont ils reçoivent ces appels et y répondent, pour élargir la compréhension de la radicalisation, en démontrant qu’elle ne se situe pas uniquement dans une religion ou une communauté donnée ». La radicalisation s’explique par un facteur exogène, la « haine antimusulmans » de l’extrême droite ou le supposé « racisme systémique » des pays européens. Dare explique que le discours sur la radicalisation est en soi un facteur de radicalisation pour les jeunes musulmans d’Europe, tandis que la perception d’un « silence » sur l’islamisme radical alimente la radicalisation parmi les personnes réceptives aux idéologies d’extrême droite. Donc, la radicalisation s’expliquerait par le discours sur la radicalisation. Ainsi vont la novlangue et ses novthéories, qui semblent surtout aptes à nous détourner des vrais problèmes et des vraies solutions.
Les préconisations des projets de l’UE sont sans surprise « inclusives ». L’intégration et l’assimilation ont fait long feu. Il faut désormais inclure, ce qui signifie, en langage intersectionnel, permettre la réappropriation par les catégories jeunes, racisés, femmes ou musulmans de leur narratif propre. De ce self narratif à l’espace du halal dans lequel les musulmans seraient supposés s’épanouir il n’y a qu’un pas que les Frères ont saisi.
Une politique de prévention et de lutte contre l’islamisme doit s’interroger a minima sur le rôle de l’Europe de la recherche dans la diffusion d’idéologies islamisto-compatibles. La récente publication du manifeste des 100 intitulé « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni » et qui a donné lieu à pas moins de sept réponses sous forme de tribunes en France et à travers le monde a mis en évidence un clivage profond au cœur du monde académique. Une part de la solution réside dans une attention plus vigilante à l’égard des politiques de recherche européennes afin qu’elles ne viennent pas ruiner les mesures prises par les États membres pour lutter contre l’islamisme.
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