Interview parue dans La Provence, publiée le jeudi 12 août 2010 à 17H09
Isladelice, une campagne publicitaire qui fait débat
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“Comprendre le halal”*. Florence Bergeaud-Blackler, Docteure en Sociologie, chercheure associée à l’Institut d’Etude et de Recherche sur le Monde Arabe et Musulman (CNRS) d’Aix-en-Provence et Bruno Bernard, expert en commerce international se sont unis pour la rédaction de cet ouvrage. L’objectif ? Appréhender les origines et les principaux enjeux économiques et sociaux de la production, de la régulation et de la consommation halal dans le monde. Et ainsi dédramatiser un sujet parfois tabou, quelquefois instrumentalisé et souvent polémique. En ce début de ramadan, Florence Bergeaud-Blackler a accepté de répondre aux questions de La Provence.
– Pourquoi “Comprendre le halal” ? Florence Bergeaud-Blackler : Le marché halal est resté peu étudié, mal compris pendant longtemps. Ce livre nous l’avons écrit pour un public large et pour ceux qui parlent du halal sans savoir ce que cette marque, apposée sur un nombre croissant de produits de consommation, recouvre réellement. Bruno Bernard, consultant pour la Chambre de Commerce de Bruxelles, et moi-même, l’avons souhaité sous forme de dialogue qui laisse voir nos divergences, car nous avions des expériences et des points de vue différents. Bruno n’est pas comme moi un observateur, c’est un acteur du marché halal, il pense halal en termes de marketing, et finalement il incarne ceux qui sont à l’origine de ce grand marché mondialisé. Pour comprendre les dynamiques du marché halal mieux vaut donc dialoguer avec Bruno qu’aller faire des enquêtes dans les mosquées ou dans les cages d’escalier des cités ! Certes il existe des tabous et des prescriptions alimentaires en Islam, mais le “marché” halal n’est pas un produit de l’immigration, il a été inventé par les grandes firmes occidentales, dans un contexte d’accélération des échanges mondialisés. Les imams n’ont joué qu’un rôle marginal dans son développement.
– Dans votre livre vous tentez de combattre les idées reçues. Quels sont les principaux préjugés concernant les produits halal ? F.B.-B. : Ce livre s’adresse aussi aux collectivités, aux responsables de restauration qui ne savent pas quoi répondre aux demandes de menus halal, préfèrent les ignorer, utilisant parfois l’argument- fallacieux- de la laïcité, souvent aussi par sincère méconnaissance. Nous mettons en pièces quelques idées reçues, montrons que l’argent du halal ne finance pas le culte musulman, que les certificats halal ne sont pas délivrés par des imams ou des mosquées, qu’il n’existe pas de définition juridique de ce qu’est un produit « halal », qu’il est abusif de parler de tromperie ou de fraude du halal dans ces conditions, mais que c’est un excellent argument de vente etc.
– Comment expliquez vous cette méconnaissance ? F.B.-B. : On a longtemps voulu croire que le halal était une pratique religieuse qui s’effacerait avec les générations issues de l’immigration “laïcisée”, “modernisée”, c’était une erreur d’appréciation qui a retardé l’analyse de ce phénomène pourtant manifeste dès les années 90. Je l’explique aussi par l’absence de transparence sur un marché très compétitif, le fait que l’information commerciale est une source de richesse qu’il faut garder pour soi. Aussi certainement par les effets du choc du 11 septembre, nous aurions dû avoir un grand débat sur le halal à l’école, dans les prisons, dans les hôpitaux quand les demandes ont commencé à s’exprimer. Le 11 septembre est arrivé, il fallait éviter les sujets qui fâchent. Les familles musulmanes se sentaient stigmatisées et ne voulaient pas en rajouter, les associations islamiques adoptaient un profil bas, leurs responsables préférant poursuivre leur itinéraire de notabilisation pour représenter l’Islam de France. Il n’y avait guère que l’extrême droite pour parler du halal en faire le signe d’une prétendue “islamisation” de la société.
Or, il faut le répéter, si on regarde son évolution, le commerce halal n’est pas, pour le moment, religieux, c’est un commerce qui s’appuie sur des dynamiques ethniques et identitaires que les politiques, les religieux mobilisent tentant d’en tirer des bénéfices. En tant que sociologue, je dois dire que ce mélange des genres me préoccupe. Selon moi, il faut adopter une approche plus pragmatique, le halal est un commerce, avec ses logiques alternatives de différenciation et de massification. Il faut donc pour éviter son instrumentalisation informer de façon transparence, inciter au dialogue, lever les tabous. Ce livre a donc pour ambition non pas de répondre à toutes les questions, mais de donner des clés de compréhension pour un vrai débat de société contradictoire et ouvert.
– Le leader sur le marché de la charcuterie et des surgelés halal, Isla Délice, a lancé la plus grande campagne d’affichage du marché halal. Les deux visuels, une vache et une poule portent la signature “fièrement halal”. Pour vous, quels sont les messages et réalités qui se cachent derrière cette publicité ? F.B.-B. : Cette campagne est intéressante car elle en dit beaucoup sur le consommateur halal d’aujourd’hui. C’est en effet une campagne “choc”, inattendue. C’est une campagne assez brillante puisque le visuel et deux mots “fièrement halal” suffisent à faire passer le message. Sa cible ? Les musulmans fiers d’être Français. Ses produits ? Des animaux bien traités et bien nourris. On a là l’image d’un islam gaulois bien assumé, qui passe par la gastronomie de terroir, la fin de l’opposition Français de souche et Français musulman. Rupture également avec l’image du mouton halal entaché de sang dans la baignoire. Le message est clair : le halal est propre, moral, il est français et destiné aux Français. Et en effet ceux qui consomment halal partagent les goûts des non musulmans : ils sont majoritairement français, pour la plupart ont fréquenté les cantines d’école, et souvent se sont abstenus de manger de la viande, tout en regrettant de ne pouvoir consommer comme les autres, des pizzas, du steak frite ou des pâtes bolo. Le message est également habile puisque ce genre de campagne peut attirer une nouvelle clientèle non musulmane. Français ou non, ce qui est sûr, c’est que le halal profite aux firmes agro-alimentaires qui elles ne sont pas musulmanes. Jean Daniel Hertzog, directeur général d’Isla Délice a fait un choix audacieux, provocateur, non dénué d’humour mais qui renforce aussi les clichés.
– La campagne d’affichage a fait déjà couler beaucoup d’encre. Quels tabous fait-elle tomber ? F.B.-B. : Ce type de communication prend le contre-pied de celle des hypermarchés qui eux ont eu jusqu’ici tendance à orientaliser, “exoticiser” l’alimentation halal, à la traiter comme une alimentation ethnique. Or la communication sur le modèle du commerce ethnique ne correspond pas au type d’offre halal qui plait et augmente partout dans le monde et qui consiste en des versions halal de produits vendus localement. En France ce sont par exemple des raviolis, des hamburgers, du poulet au curry des gâteaux ou des bonbons halal. Les Français musulmans, apprécient certes la cuisine de leur mère ou de leur grand-mère, mais comme les autres ils sont curieux et gourmands de menus variés, mais aussi de cuisine rapide, d’aliments faciles à préparer, comme peut en témoigner le créneau pris par Quick. Leur culture alimentaire d’origine ne structure plus leur repas mais l’agrémente de temps en temps, et notamment pendant le mois de Ramadan propice au partage communautaire, au retour sur ses origines. Avec cette campagne très visible sur les panneaux publicitaires des grandes villes, la marque, incontestablement, lève un tabou.
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