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Islam : « L’État doit rester en dehors de l’organisation financière du culte »

ENTRETIEN. Pour la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler, financer l’islam par une redevance sur le halal sur le modèle de la cacherout n’est pas une bonne idée.

« L’islam politique n’a pas sa place en France. » Mardi 18 février, à Mulhouse, Emmanuel Macron a donné le coup d’envoi d’une séquence, aussi attendue que délicate, visant à exposer son plan pour lutter contre la radicalisation et l’islam politique. Fin des imams détachés, meilleur contrôle des financements étrangers…, le président de la République a annoncé une première série de mesures, avant d’autres qui devraient être dévoilées jusqu’aux municipales de mars et au-delà.

Parmi les pistes évoquées par le gouvernement pour lutter contre le communautarisme, révélées par Le Point : « favoriser une meilleure structuration du culte musulman par le levier de son financement », notamment par le contrôle des « structures de gestion de l’économie de l’islam ». L’Association musulmane pour l’islam de France (Amif) se propose d’être l’une de ces structures de gestion, notamment par le halal. Une fausse bonne idée, alerte Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue spécialiste du marché halal et chargée de recherche au CNRS.

Le Point : Quand le gouvernement évoque le contrôle des « structures de gestion de l’économie de l’islam », quelles pourraient être les solutions qu’il a en tête ?

Florence Bergeaud-Blackler : Le président de l’Amif, Hakim El Karoui, propose un plan d’organisation du culte musulman par la régulation de ses flux financiers et en appelle à l’engagement de l’État. Il prévoit l’organisation du pèlerinage, la redistribution des dons et l’encadrement du halal. Sur ce dernier point, M. El Karoui a expliqué devant une commission d’enquête sénatoriale qu’il s’agirait de faire avec le halal « à peu près exactement la même chose » que pour le casher : jouer le rôle d’accréditeur, c’est-à-dire de « certificateur des certificateurs » halal, moyennant une redevance qui serait ensuite redistribuée au culte. Rien n’interdit à cette association privée à deux têtes (l’une culturelle loi 1901, l’autre cultuelle loi 1905) de nourrir cette ambition. Mais l’État doit rester en dehors de cela.

Financer le culte musulman par une redevance sur les certifications halal, n’est-ce donc pas une bonne idée ?

Les cultes sont libres de s’organiser comme ils l’entendent tant qu’ils respectent les lois de la République. Mais l’État devrait se méfier du projet de l’Amif, surtout dans le cadre d’une lutte contre l’islamisme, car le marché halal est devenu un véhicule de la norme islamiste. Premièrement, il est trompeur de faire croire qu’on puisse faire avec le halal ce qui a été fait pour le casher en d’autres temps et d’autres circonstances, avec une autre religion. Deuxièmement, le soutien par l’État d’une seule structure à deux têtes pourrait renforcer l’emprise normative et financière des courants fréristes. Et enfin l’appui de l’État au halal pourrait favoriser le développement d’écosystèmes séparatistes, incompatibles avec les principes républicains d’égalité, d’indivisibilité et de laïcité. Et ce ne serait pas sans danger pour les acteurs économiques.

On l’a pourtant déjà fait pour le culte juif avec la cacherout. Pourquoi cela ne marcherait-il pas avec le halal ?

M. El Karoui appelle à l’engagement de l’État au moins pour la phase initiale de ce qu’il nomme un « grand mouvement d’émancipation ». Le terme d’« émancipation » renvoie à 1791, date à laquelle la France a accordé aux juifs la pleine citoyenneté et l’égalité des droits. Cette référence étrange, dans la mesure où les Français de confession musulmane sont des citoyens de plein droit, montre qu’il envisage une opération concordataire. La formule doit donner un vernis historique à son projet. Le régime du Concordat a permis au début du XIXe siècle une complète réorganisation du culte israélite, mais le financement par la cacheroute n’a pas été institué par Napoléon ! La cacheroute n’est pas une cagnotte, mais un mode de régulation politique et financier très ancien, d’équilibre fragile, lié à la longue histoire de la diaspora juive. Le marché de la certification halal est une créature récente, une imitation du casher instaurée pour des raisons tactiques, commerciales et politiques. Il s’est institué dans les années 1980 pour exporter vers les pays musulmans lorsque, sous la poussée religieuse rigoriste, les États ont commencé à exiger des garanties de pureté religieuse. Dès cette époque l’Organisation de la conférence islamique rêve d’un marché commun islamique.

Dans le cas où un « certificateur des certificateurs » serait mis en place, aurait-il réellement les mains libres pour établir les normes du marché halal ?

En France, le marché de la certification halal est libre : n’importe qui peut se déclarer agent de certification halal, qu’il soit ou non religieux. L’Amif prétend pouvoir certifier ces agences de certification, et en retirer une contribution financière pour subventionner le culte. Soit elle fait preuve d’une grande naïveté économique en imaginant que, spontanément, les industriels de la viande vont payer pour faire accréditer une marchandise qu’ils vendent ou exportent déjà, soit elle a une idée derrière la tête : obtenir de l’État le contrôle des abattoirs en obtenant le monopole de l’habilitation des sacrificateurs pour, à terme, contrôler la certification halal.

L’Amif loi 1901 pourrait rendre difficile l’accès d’un abattoir à une entreprise qui ne ferait pas certifier ses produits par une agence accréditée. Et, grâce à l’Amif loi 1905, la partie cultuelle composée de membres proches des Frères musulmans, souvent de redoutables hommes d’affaires, utiliserait ses réseaux dans le monde pour que les pays importateurs exigent de leur fournisseur français une marchandise accréditée Amif. Elle pourrait ensuite prétendre contrôler d’autres secteurs du halal : agroalimentaire, cosmétique, tourisme et hôtellerie halal, comme cela s’est produit en Espagne avec l’Instituto halal, une émanation du Conseil islamique d’Espagne. Une telle structure pourrait par le halal affirmer son emprise financière et normative sur l’islam de France.

Selon le plan de M. El Karoui, l’Amif a vocation à organiser un islam de France compatible avec la République. Bonne intention de la part d’un homme d’affaires qui se dit plutôt hostile au voile. C’est pourtant mal comprendre le fonctionnement du marché halal. Car ce ne sont pas aux lois de la République que s’indexe la norme halal, mais aux interprétations disponibles du Coran et de la sunna sur un marché mondialisé, interprétations fournies pas les seules tendances capables de traduire l’islam en intrants pour la machine industrielle, c’est-à-dire les fondamentalistes littéralistes et conquérants qui veulent mettre en place un écosystème halal.

En soutenant le développement du halal, finalement, l’État risquerait de renforcer cet écosystème et de favoriser l’émergence d’un séparatisme ?

Cet écosystème est « autopoïétique ». Il a son ADN propre (les interprétations des règles édictées dans le Coran et la sunna) et il se développe par contradistinction avec son environnement. L’extension du halal s’appuie sur un procédé simple inventé en Malaisie (pays pionnier dans l’ingénierie du halal avec l’aide de la firme Nestlé, plus grand producteur mondial de halal). Chaque fois qu’on déclare une chose interdite selon l’islam, haram, les acteurs économiques en fabriquent une version licite, halal, pour les « consommateurs musulmans ». Ainsi le champ du halal peut-il s’étendre à un nombre croissant de secteurs marchands. Une usine d’embouteillage d’eau minérale utilise des solvants qui peuvent laisser des traces d’alcool dans l’eau ? Une entreprise concurrente utilisera des solvants non alcoolisés et vendra ses bouteilles d’eau avec un label halal. Le bikini est rigoureusement illicite ? Une entreprise invente le burkini. L’écosystème halal doit permettre au « consommateur musulman » de vivre dans l’espace du halal, sans jamais rencontrer de produits, médias ou services illicites.

Les plus grandes firmes du monde se mettent au halal pour nourrir, vêtir et soigner cette nouvelle espèce de l’humanité qu’est « le consommateur musulman », avec un argument qui prêterait à rire s’il n’était employé sérieusement : « lutter contre les discriminations ». On se souvient de l’affaire du hijab running, finalement retiré du marché en France, qui avait permis à la firme Decathlon personnalisée par « Yann », son community manager, de se faire passer pour la victime vertueuse d’une horde de racistes intolérants sur les réseaux sociaux, alors qu’elle défendait une interprétation sexiste et rétrograde de l’islam qui ne conçoit la femme musulmane que voilée.

L’État a-t-il un rôle à jouer dans tout cela ?

L’État doit rester en dehors de l’organisation financière du culte conformément à la loi de 1905 et ne devrait pas se mêler du marché halal. Il ne doit pas pour autant rester passif. Il doit assurer une surveillance des flux d’argent liés au commerce halal. Il doit également informer les entreprises sur les risques pris à se lancer sur le marché halal, et les protéger en cas de pressions. S’adapter aux règles du halal a peut-être des avantages à court terme, sur le marché intérieur ou à l’exportation, mais on entre dans un univers où la norme n’est pas technique mais religieuse et sujette à une forte instabilité mondiale. Le calcul peut être risqué à moyen et long terme : chantage économique, pression consumériste religieuse, régression en matière éthique… L’islamisme est sorti des mosquées, on le trouve dans les associations de quartier, les salles de sport, les écoles sous contrat. Mais on ne voit pas suffisamment qu’il se diffuse aussi par le biais du marché et de nos entreprises. De cela on n’ose pas parler. C’est pourtant la base de ce qui pourrait nourrir un ravageur « djihad économique » si l’on n’y prend pas garde.

Paru dans LePoint.fr le 20/02/20

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