Ce texte fait partie d’un cahier spécial. (avec l’autorisation de Le Devoir, journal de la presse quotidienne au Québec)
Si, pour certains, la compréhension de l’appellation halal se limite aux viandes et à quelques produits vendus dans les épiceries spécialisées, la réalité est tout autre pour ce système complexe dont la certification est mondialisée. Florence Bergeaud-Blackler est docteure en anthropologie et chercheuse CNRS au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à PSL Université Paris. Elle répond à nos questions sur les origines et les conséquences de l’étiquette halal. Propos recueillis par notre collaborateur spécial Charles-Édouard Carrier.Que signifie le mot halal ? Le terme halal signifie « licite », « permis ». On le trouve dans le Coran, la première source d’inspiration en islam. Il est utilisé le plus souvent pour signifier ce qui n’est pas formellement interdit. La chair d’un animal est licite lorsqu’il ne s’agit pas de porc, ou de la charogne, qui sont haram, c’est-à-dire interdits. Sur le marché, l’étiquette halal est considérée plutôt comme une qualité, au même titre que les étiquettes bio ou commerce équitable
Vous distinguez le terme halal de tout ce qui touche le marché halal. C’est d’ailleurs le sujet de votre plus récent livre, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, où vous expliquez que le marché halal est une invention relativement récente. L’objet du livre était précisément de montrer que l’histoire du marché halal est très récente, de le sortir de son mythe d’origine. Pour moi, le marché halal est né au tournant des années 1970-1980 d’une rencontre entre fondamentalisme religieux et néolibéralisme. Certains pays importateurs musulmans, notamment l’Iran, qui jouissait de sa qualité de République islamique, ont commencé à exiger un contrôle des viandes. [L’ayatollah] Rouhollah Khomeyni a envoyé des religieux hauts gradés dans les abattoirs d’Australie, de Nouvelle-Zélande et d’Europe pour déterminer un protocole d’abattage halal industriel qui n’avait rien de traditionnel. J’ai utilisé l’expression « tradition inventée », forgée par l’historien britannique Éric Hobsbawm, qui la distingue de la coutume : la tradition inventée ne cesse de se justifier, s’impose comme obligatoire, une coutume ne se remet généralement pas en question : elle a toujours été là et surtout, elle a une certaine stabilité. Si j’ai utilisé le terme « tradition », c’est que les acteurs économiques promeuvent le marché halal comme une tradition qui se perd dans les siècles.
Vous dites également que le halal ne concerne plus seulement la viande ? Je distingue en effet trois catégories de marchandises qui portent le label ou l’indication « halal ». Les nourritures issues d’un processus de transformation qui vise à en rendre la consommation licite, c’est le cas des viandes abattues rituellement. Viennent ensuite les produits consommables ou incorporables qui ne contiennent aucune substance déclarée illicite (l’alcool, le porc, les protéines d’animaux illicites ou non rituellement abattus) ou qui n’ont pas été en contact avec une telle substance. Finalement, la troisième catégorie, et également la plus récente, les biens et services conformes à la charia, tantôt traduits par loi islamique ou par « éthique islamique » comme la mode, le tourisme, les loisirs, la finance, etc.
Comment produit-on du halal et comment en assure-t-on la conformité ? Toutes les entreprises peuvent fabriquer des produits halal. Pour cela, elles font appel à des agences de certifications halal qui contrôlent les produits et certifient qu’ils sont halal. Ces agences sont nombreuses, elles forment ce que j’appelle un marché de la certification qui est très compétitif. Ces agences sont juges et parties puisqu’elles déterminent et appliquent les règles du jeu. Mais pour être compétitives, elles changent le jeu, ce qui produit une surenchère normative. Les points de contrôle augmentent, mais cela ne calme pas l’angoisse tant que la norme reste instable. Personne ne régule le halal dans un pays non musulman. Les clients confondent souvent authenticité et sévérité de la norme. Ils sont rassurés par des contrôleurs qui manifestent leur appartenance religieuse (longues barbes et durillon sur le front par exemple), ce qui donne un avantage aux plus rigoristes : c’est ce que j’appelle le “premium du barbu”.
Qui sont ces organismes de certification ? Dépendent-ils des mosquées ? Les organismes de contrôle halal n’ont le plus souvent aucune légitimité religieuse. Mais ce sont parfois de véritables agents religieux avec un discours sur l’islam, sur l’éthique religieuse, sur la norme. Le marché de la certification est mondialisé et n’est pas attaché à telle ou telle école juridique islamique.
Dans votre conférence, vous dites que ce marché favorise le fondamentalisme. Pourquoi en est-il ainsi ? Les industriels ont besoin d’intrant religieux, de religieux codifié, mais pas trop éloigné des normes traditionnelles pour que le système de production reste rentable. Ils ont besoin d’un intrant religieux, ou si vous voulez de spécification religieuse rationalisée, que seuls les fondamentalistes qui ont une conception légaliste de la religion peuvent leur fournir.
Est-ce un problème pour un État laïque ? Cela peut le devenir si le périmètre du halal s’accroît par défaut de régulation. Dans un régime de séparation, la puissance publique ne peut pas déterminer ce qui est religieux ou non. Donc, aucune loi ne peut encadrer la norme halal, la limiter comme c’est le cas de la norme bio par exemple. Aujourd’hui, tout ce qui se consomme peut en théorie être halalisé. C’est le cas des bonbons par exemple. Si les enfants ne peuvent plus échanger des bonbons, la commensalité en est affectée. On retrouve cet évitement relationnel également chez les adultes. Certains musulmans ne veulent pas manger chez des non-musulmans par peur d’avoir à manger des produits illicites, ou d’être contaminés. En passant de la pureté rituelle à la pureté industrielle, on provoque en outre des comportements orthorexiques, de l’anxiété alimentaire. Cela nuit à la convivialité.
Tournée européenne La docteure Florence Bergeaud-Blackler était récemment de passage au Québec pour présenter sa conférence « Comprendre les dynamiques d’extension du marché halal mondial : de la boucherie à l’islamic way of life. » Elle poursuit actuellement sa tournée des universités en Europe. Son livre Le marché halal ou l’invention d’une tradition est publié par les Éditions du Seuil.
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