La sociologue explique comment le halal s’est imposé et a régulièrement étendu son champ.
Florence Bergeaud Blackler est chargée de recherche au CNRS et à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix Marseille. Auteur de plusieurs ouvrages sur le halal – « Les sens du halal », et « Le marché halal ou l’invention d’une tradition qui paraîtra en janvier -, elle revient sur les enjeux du marché halal et d’une contribution qui serait prélevée sur cette filière.
Vous écrivez que le marché halal est né dans les pays sans tradition musulmane. Comment est-il né ?
Le marché halal est un marché mondialisé industriel né dans les années 1980 d’une rencontre entre deux utopies : celle, néolibérale, du libre-échange dans un marché mondial sans frontières et celle du fondamentalisme islamique porté par deux tendances : les Frères musulmans et les salafistes pour lesquels, je résume, le Coran et l’exemple du prophète doivent être suivis à la lettre.
Ces fondamentalistes marchands et religieux ont fait courir l’idée que les musulmans avaient des « besoins » spécifiques en termes d’alimentation. Jusque-là, en dehors de quelques juristes d’écoles rigoristes, et de groupes islamistes originaires du continent indien, les autorités religieuses, y compris les plus radicales comme le célèbre prédicateur Al-Qaradawi, considéraient que les musulmans pouvaient consommer la nourriture des pays de tradition chrétienne et juive. Conscients de ce que la frontière alimentaire peut avoir de politique, les fondamentalistes ont fait évoluer leur position. Ils ont déclaré illicites l’alimentation des pays sécularisés et clôt l’espace alimentaire musulman.
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Alors que le principe était la confiance, les fondamentalistes ont installé la méfiance dans un contexte alimentaire anxiogène : au moindre doute, il faut s’abstenir de consommer ces produits occidentaux ont lancé les chefs religieux ! Ils ont appelé à manger des produits licites, halal. L’Iran, l’Arabie Saoudite puis d’autres pays musulmans ont exigé des pays non musulmans qu’ils fournissent des produits licites, et les industriels des pays non musulmans ont accepté de fournir une marchandise contrôlée par des musulmans, pour gagner de nouveaux marchés.
Comment expliquez-vous l’expansion permanente des domaines auxquels le halal s’applique ?
Le marché halal était d’abord limité au contrôle de l’abattage rituel, puis à l’aube des années 2000 il s’est étendu à toute l’alimentation, puis aux autres produits de consommation. Cette extension on la doit en particulier à la Malaisie. Ce petit pays réislamisé, synthèse du néo-capitalisme et du rigorisme musulman, a réussi à faire reconnaître dans le monde entier sa conception très restrictive du halal -basée sur une stricte pureté alimentaire – par le biais du Codex Alimentarius, l’organe de normalisation alimentaires de référence des pays de l’OMC.
Les « directives halal » du Codex publiée en 1997, qui n’hésitent pas à se référer « à la Loi islamique », indiquent que ne peuvent pas être reconnus comme halal des aliments qui contiennent des traces de porc ou d’alcool. Or dans l’agro-alimentaire, de très nombreux additifs en contiennent, ce qui « contamine » un nombre incalculables d’aliments qui ont alors besoin d’être « certifiés » halal… Le label halal a commencé à être exigé pour les aliments, puis pour tout ce qui s’ingère ou peut entrer dans le corps par la peau : les cosmétiques, les médicaments, les vaccins etc.
En parallèle est né le marketing islamique, la mode charia compatible (dont le burkini est issu), les hôtels et le tourisme halal, sous l’influence d’entrepreneurs turcs issus de la vague de réislamisation qu’a connue la Turquie dans les années 1980-1990.
Comment expliquez-vous le double discours des acteurs (industriels, instances religieuses..) qui d’un côté, se plaignent du désordre sur le marché de la certification et de l’autre, font tout pour freiner l’émergence d’une norme unique ?
Il n’existe quasiment pas de filière religieuse halal. Les produits halal sont fabriqués par des industries conventionnelles qui commercialisent une partie de leur production sous label halal. Elles font appel à des agences de certification halal qui sont la clé de voûte du système puisque ce sont elles qui fixent les standards de conformité. Car, évidemment, les textes religieux ne disent rien sur les process industriels du XXI°. Or, ces agences de certification sont intéressées par l’argent du halal mais aussi par la légitimité religieuse que procure la surveillance alimentaire. Gilles Kepel le disait déjà il y a 30 ans : celui qui contrôle le halal en retire du crédit dans le champ religieux. Donc, une norme fixée n’avantagerait pas forcément ceux qui, pour gagner ce crédit, cherchent à se montrer plus strictement halal que les autres.
Quant aux industriels, ils veulent une chose : vendre. Ils sont favorables à la stabilisation de la norme car cela leur permettrait d’êtres moins dépendants d’agences de certification capricieuses, mais seulement si cela leur permet de faire des bénéfices. Ils ne veulent pas adopter la norme proposée dans la charte halal du Conseil français du culte musulman (CFCM), parce qu’elle leur coûterait trop cher et ne serait pas nécessairement acceptée à l’étranger. Or le CFCM ne cherche pas à négocier, mais seulement à asseoir son autorité. Tant que les religieux ne leur proposent pas les meilleures conditions de rentabilité, les industriels ont intérêt à ce que le système reste concurrentiel et souple. D’où les doubles discours des uns et des autres. La norme halal n’est pas une règle, c’est un jeu.
Les pouvoirs publics ont relancé l’idée non pas d’une « taxe », mais d’une « contribution volontaire négociée » sur l’économie du halal. C’est un vieux serpent de mer, mais elle semble faire son chemin. A-t-elle, selon vous, plus de chance d’aboutir aujourd’hui ?
Il est toujours possible de mettre en place une taxe volontaire. Il est plus difficile de convaincre des volontaires. Pour que cette taxe soit acceptée il faudrait une norme unique, or comme je l’ai dit, les acteurs marchands comme religieux, malgré ce qu’ils disent, ne le souhaitent pas nécessairement.
Comme nos élus ont en tête le modèle de la cacheroute, et qu’ils veulent trouver de l’argent non public, ils trouvent l’idée du halal miraculeuse. Ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que les modèles halal et casher ne sont pas comparables, que judaïsme et islam sont des religions différentes dans leur histoire et leur fonctionnement. La poule aux oeufs d’or halal montre sa tête à l’approche de chaque élection présidentielle…
Quels problèmes cela peut-il poser ?
Le principe d’une taxe halal ne pose pas de problème puisque les industriels paient déjà des agences de certification privées pour une mise en conformité halal. Ce qui pose problème, c’est qu’un Etat laïque décide de l’orientation de l’argent du halal, qu’il veuille encadrer une pratique qui favorise les idées, les conceptions et les tiroirs caisses des tendances intégralistes de l’islam qui ont réduit l’espace des possibles pour faire du halal une marque identitaire et un instrument de pression consumériste. C’est très imprudent, et parfaitement contre-productif si l’idée est d’amorcer une pompe à finance pour déradicaliser. Ce sont évidemment les fondamentalistes qui gagneront dans la surenchère normative du halal et dans la promotion du marketing islamique aux dépends des tendances sécularistes qu’elles n’ont cessé de combattre.
propos recueillis par N.S
En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/0211328768510-f-bergeaud-blackler-la-poule-aux-oeufs-dor-halal-montre-sa-tete-a-chaque-presidentielle-2030961.php?fV4DXzzB1ATXkFh9.99
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