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Entretien : L’abattage rituel, une problématique économique

Rubrique: Judaïsme & Culture,Mardi 3 avril 2012


Mardi 3 avril 2012

Entretien par Nicolas Zomersztajn Publié dans Regards n°753

Centre Communautaire Laïc Juif



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Marine Le Pen affirme que la viande halal se retrouve massivement dans les assiettes des Français à leur insu et le Premier ministre François Fillon poursuit la polémique en parlant de « traditions ancestrales » d’abattage rituel des animaux, qui ne correspondent plus aujourd’hui « à grand-chose ». Florence Bergeaud-Blackler, sociologue, et le rabbin David Meyer analysent le débat qui entoure la question de l’abattage rituel.

Quelle est aujourd’hui la nature du problème avec l’abattage rituel ?




Florence Bergeaud-Blackler : Le problèmede l’abattage rituel est un problème économique qui a des implications éthiques et politiques. Les religieux souhaitent abattre selon leur rite, la réglementation européenne leur accorde ce droit par une dérogation à certaines obligations qui s’appliquent à l’abattage conventionnel en vertu du droit à la liberté de culte. Mais il n’y a pas de traçabilité des produits rituels. Cela pose alors des problèmes relevant du droit des consommateurs à être informés. Sur base d’enquêtes réalisées en 2007 par le ministère français de l’Agriculture auprès des opérateurs, 32% des bêtes seraient abattues en France selon un mode rituel. Or, on estime que le marché du rituel en France concerne 6% de musulmans et 1% de Juifs. Il y a donc une partie des viandes rituelles qui arrive sans étiquetage dans le circuit ordinaire.

David Meyer : Les pouvoirs publics ont permis aux abattoirs de pratiquer des abattages à une échelle industrielle. Par souci de rentabilité, ils ne peuvent plus se permettre de distinguer les deux types d’abattage. Ils n’hésitent donc pas à exploiter la filière de l’abattage halal pour écouler sa production dans le circuit ordinaire. Cette pratique interpelle des non-Juifs mais il s’agit d’un problème politique et non religieux.

La traçabilité et l’étiquetage de la viande sont-ils essentiels ?

Fl. Bergeaud-Blackler : Dans le domaine de l’alimentation, dès lors qu’il y a des différences significatives de processus de production, on doit le faire savoir aux consommateurs. Si les produits rituels sont garantis comme tels aux consommateurs religieux en vertu de leur droit de consommateurs à être protégés de fausses allégations, le droit de ne pas manger des viandes issues d’un abattage rituel doit aussi être garanti. Il n’y a aucune raison de penser que cette transparence n’est pas aussi importante pour les non-religieux que pour les religieux. On ne demande pas aux religieux de renoncer ou même de justifier leur croyance, il ne serait pas plus acceptable de le demander aux autres. Le principe de la transparence est à la base de la confiance. Il ne souffre d’aucune exception, sinon cela crée le doute sur l’ensemble de la chaîne alimentaire. La sécurité alimentaire est une question très politique. Les défaillances d’une démocratie à assurer la confiance alimentaire peuvent entrainer des réactions émotionnelles très fortes dans la société.

D. Meyer : Toute viande casher fait déjà obligatoirement l’objet de traçabilité et d’un étiquetage spécifique. Il est normal que des consommateurs veuillent savoir comment l’animal a été abattu. Si cette question est pertinente pour les valeurs qu’ils défendent, c’est un droit légitime. Tout comme certaines personnes veulent savoir si l’électricité qu’ils consomment est produite par des centrales nucléaires. J’observe néanmoins que les seuls qui ont un problème avec l’étiquetage aujourd’hui sont les industriels de la viande et de l’abattage. Ils s’y opposent en raison du surcoût que ce travail supplémentaire représente.

Partagez-vous cette analyse sur le rôle des industriels dans l’opposition à la traçabilité ?

Fl. Bergeaud-Blackler : Oui. Ils mènent un lobbying intense pour empêcher la traçabilité de la viande rituelle. Dans une industrie tayloriste comme l’abattoir, le temps c’est de l’argent. La course à la rentabilité conduit les abattoirs à abattre en mode rituel plus que nécessaire pour n’en écouler qu’une partie dans les circuits de distribution religieux, c’est une gestion purement économique du problème. On voit bien que les sacrificateurs musulmans qui n’ont aucun statut religieux et aucune compétence spécifique travaillent sous descontraintes imposées par les industriels qui ne respectent pas toujours la réglementation. Par exemple, ils ne ralentissent pas les cadences, n’immobilisent pas correctement les animaux, ce qui est pourtant requis en cas d’abattage en mode rituel. Derrière l’abattage rituel, il y a du religieux, de l’éthique, du bien-être animal et si on continue à en laisser la gestion aux seuls acteurs économi-ques, on prend le risque de culturaliser le débat, de voir s’affronter des communautés sur leurs traditions d’abattage, alors que le problème provient d’une dégradation générale des conditions d’abattage dans les abattoirs à cause de la compétition économique et du retrait de l’Etat.

Comment jugez-vous les réactions juives face aux propos de François Fillon sur l’abattage rituel ?

Fl. Bergeaud-Blackler : Les Juifs sont inquiets de cette polémique sur le halal car, disent-ils, la montée de l’antisémitisme s’est souvent manifestée par une hostilité vis-à-vis de la cacherout. Historiquement, c’est tout à fait exact, mais cet argument ne doit pas être utilisé exagérément pour disqualifier toute réflexion, y compris religieuse, sur l’abattage rituel aujourd’hui dans un contexte de massification des abattages. Les méthodes d’étourdissement ont été conçues pour un abattage massif, les méthodes traditionnelles peuvent-elles s’adapter à cette nouvelle donne, indépendamment, sans s’appuyer sur le circuit conventionnel ? C’est une question que doivent affronter les Juifs comme les musulmans. Mais on ne va pas dans ce sens, malheureusement. Dans le cadre du projet européen DIALREL visant à améliorer la connaissance et l’expertise sur l’abattage rituel par le dialogue avec les opérateurs sur le bien-être animal, j’ai pu constater que les représentants de la communauté juive ne voulaient pas discuter du tout de cette question de l’étourdissement et que leurs homologues musulmans, pourtant habituellement tolérants, s’alignaient sur leur position.

D. Meyer : Les autorités religieuses doivent s’exprimer pour rappeler que la mise à mort d’un animal demeurera toujours un acte douloureux. Prétendre le contraire n’est pas nécessairement le message que le judaïsme doit faire passer. Le judaïsme n’est pas à la pointe de la technologie la plus clinique et il ne peut l’être. Quand on met à mort un animal et qu’on commence à croire que c’est clinique, on perd le sens de la vie et de la mort. Le problème, c’est que la communauté juive réagit de manière communautariste en cherchant à garantir exclusivement son intérêt, sans se soucier des conséquences de ses choix. Suite aux déclarations de François Fillon, les institutions juives se sont montrées outrancièrement choquées. Même s’il y a une mauvaise compréhension du sens de ce rituel et même si le moment est mal choisi en raison de la campagne présidentielle, les autorités rabbiniques et les dirigeants juifs ne peuvent ignorer que beaucoup de non-Juifs sont interpellés par les pratiques du judaïsme en matière d’abattage des animaux. Les rabbins auraient intérêt à apporter des réponses aux questions que la société leur adresse. S’ils ne le font pas, c’est parce qu’ils ont peur.

De quoi ont-ils peur ?

D. Meyer : Derrière la question de la cacherout se cache selon eux le problème de la circoncision pour laquelle ils ne peuvent apporter aucune réponse. La Convention européenne des droits de l’homme interdit les mutilations et tout acte posé sans le consentement d’une personne. Or, avec la circoncision, le judaïsme transgresse ces deux principes. Mais comme les rabbins ont tellement peur d’aborder cette question, ils se braquent sur la cacherout en répondant qu’elle est intouchable. C’est dommage, parce que le judaïsme est une tradition suffisamment ancienne et riche pour exposer de vrais arguments en faveur de la shehita (l’abattage religieux par égorgement dans le judaïsme) et la circoncision. Les Juifs ne doivent pas oublier que même la circoncision a fait l’objet d’évolutions à travers les âges : à l’époque biblique, c’est avec les dents qu’on la réalisait ! Des possibilités d’évolution existent dès lors qu’on ne porte pas atteinte à la signification du rite. Il ne faut donc pas craindre d’engager le débat.

Sommes-nous en présence d’un dialoguede sourds entre la société environnante et le monde religieux juif ?

Fl. Bergeaud-Blackler : Chez les laïques, et en dehors des sympathisants de la cause animale bien sûr, la question de la douleur animale demeure largement un impensé. Seule la réflexion sur l’absence de douleur est menée. On cherchera la technologie qui permettra de faire disparaitre la douleur. Comme si le monde laïque ne possédait pas les outils ni les ressources pour penser la douleur. Cette différence d’approche ne fait qu’accroître l’incompréhension à l’égard de l’abattage rituel.

D. Meyer : La shehita s’efforce de prendre en considération la souffrance de l’animal en l’atténuant, mais pas en l’abolissant. Le judaïsme n’a jamais prétendu que la mise à mort d’un animal peut se faire sans douleur. Or, dans la société non juive, avec le développement d’associations de défense des animaux, on ne se pose que la question de l’absence de souffrance de l’animal. Comme si on pouvait mettre à mort sans faire souffrir. Ce qui est un leurre. On est donc confronté à deux approches complètement différentes. Lorsque les responsables politiques déclarent que l’abattage rituel aurait jadis répondu à des considérations hygiéniques, ils se trompent et montrent bien qu’ils ignorent la signification de ce rite d’abattage. La shehita ne répond pas à des normes d’hygiène. Il s’agit avant tout d’un rite porteur de sens.

Docteur en sociologie, Florence Bergeaud-Blackler est chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM-CNRS) de l’Université de Provence, ses travaux portent notamment sur les pratiques alimentaires et plus particulièrement sur la production, la régulation et la consommation des viandes dites « rituelles » (halal et casher). Ayant récem–ment intégré le laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains de l’ULB, elle participe à des travaux d’expertise sur la prise en compte du bien-être animal dans les politiques publiques.

Rabbin libéral diplômé du Leo Baeck College de Londres, David Meyer est professeur de littérature rabbinique à l’Université grégorienne pontificale de Rome. Auteur de plusieurs ouvrages de réflexion sur le judaïsme, il a publié en 2011 Croyances rebelles. Fackenheim, Rubenstein et Berkovits : théologies juives et survie du peuple juif aucrépuscule de la Shoah, éd. Lessius. Le CCLJ et la revue Regards lui ont attribué le titre de Mensch de l’année 2011.

Nicolas Zomersztajn

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