La nouvelle campagne des organisations de protection animale[1] sur « la réalité » de l’abattage rituel, bien qu’elle se fonde sur des vérités difficiles mais nécessaires, est une calamité. Pas seulement pour ses relents racistes mais aussi pour ce qu’elle implique. La stratégie du désespoir utilisée par des organisations de protection animale – dont certaines ne peuvent être taxées de racisme – sont le signe d’une radicalisation d’un débat dont les termes sont mal posés. Dans un pays laïc, l’abattage rituel industriel doit être le résultat d’une convention entre tous ceux qui l’organisent afin de trouver un équilibre entre droits et contraintes. Il ne saurait être gouverné ni par les religieux ni par les industriels seulement.
La nouvelle campagne des organisations de protection animale sur « la réalité » de l’abattage rituel, bien qu’elle se fonde sur des vérités difficiles mais nécessaires, est une calamité. Elle présente deux images, le visage en gros plan d’un jeune bovin, cliché sous lequel on peut lire : « cet animal va être égorgé à vif sans étourdissement et dans de grandes souffrances. C’est ça un abattage rituel », ainsi que la photo du visage candide ou insouciant d’un enfant où est inscrit : « Laura ignore manger Halal ou Casher. Pourtant on lui impose. »
Décryptage
Petit décryptage de ces images auxquelles, je le précise, l’ARPP (l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité) n’a pas donné l’autorisation d’affichage.
D’abord le contexte. Nous sommes à l’approche de la fête musulmane de l’Aïd el Kebir, chaque année les associations de protection animale utilisent ce tremplin médiatique pour leurs campagnes de sensibilisation sur l’abattage industriel. Car le reste du temps les français, contrairement aux britanniques ou aux allemands, sont assez peu mobilisables sur cette question. D’ailleurs, il n’y a qu’en France que les campagnes s’alignent ainsi sur le temps musulman. Brigitte Bardot ne cache pas sa détestation des musulmans, elle en respecte néanmoins scrupuleusement le calendrier.
Sur le contenu de la campagne. Deux affiches, deux messages. Le premier est qu’en France (comme dans d’autres pays de l’UE) on procède à des abattages dits « rituels » consistant à saigner les animaux sans utiliser de moyens d’étourdissement. Le second message est que ce type d’abattage est devenu massif au point que les viandes qui en sont issues sont vendues dans les supermarchés sans étiquetage spécifique. On mange donc du rituel, du halal et du casher, sans le savoir.
Analyse
Le problème de la généralisation de l’abattage rituel industriel
Que les défenseurs des animaux contestent les abattages sans étourdissement n’a rien de surprenant, ils sont à l’origine de la loi qui rend obligatoire l’utilisation de l’étourdissement (début des années 1960). On la doit en particulier à Jacqueline Gilardoni et à sa fondation l’OABA (signataire de la présente campagne), et aussi à une jeune star du cinéma de l’époque, Brigitte Bardot, à laquelle on peut reprocher ses positions politiques mais certainement pas sa sincérité inaliénable à défendre la cause animale. Auparavant les techniques d’étourdissement ou « d’assommage » étaient surtout utilisées dans les abattoirs comme des moyens d’immobilisation pour protéger les abatteurs, faciliter la manipulation des animaux, améliorer les cadences d’abattage, et pas tant comme moyen d’ «insensibilisation » : l’objectif de protection animale ou de « bien-être animal » (traduit de l’anglais « animal welfare ») n’était ni très populaire ni d’ailleurs inclus dans la législation.
Cette loi de 1964 contenait cependant une clause dérogatoire obtenue pour la communauté juive grâce à une levée de bouclier de ses représentants contre des techniques jugées incompatibles avec la shekhita (méthode de mise à mort destinée à produire une viande casher). L’abattage rituel devient le seul abattage avec l’abattage d’urgence à être exempté d’étourdissement. La dérogation s’est élargie automatiquement dans les années 80’pour inclure l’abattage halal, afin de faciliter l’exportation et par souci d’égalité de traitement sur la base d’éléments religieux discutables : ailleurs dans le monde l’étourdissement ne posait et ne pose pas de problèmes aux producteurs halal ni aux pays musulmans à qui les carcasses sont destinées.
Aujourd’hui donc, les abattages rituels s’effectuent légalement sans étourdissement en France et dans toute l’Union Européenne. Le nouveau règlement européen sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort vient encore de confirmer cette exemption (Règlement CE du Conseil n°1099/2009 du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort). La situation est cependant variable selon les pays : des pays producteurs de halal comme la France, la Belgique, l’Espagne ou l’Italie utilisent cette dérogation, alors que l’Allemagne et le Royaume Uni ne l’emploient que rarement. La loi va à l’encontre des désideratas des welfaristes, chacun jugera s’il faut le déplorer ou pas, s’il faut agir ou non, mais cela passe par la voie démocratique de la représentation politique. Dans ce contexte légal, profiter de l’avènement de l’Aïd el Kebir pour une telle campagne est assez inefficace car non seulement on ne change pas ainsi les lois mais le message transmis met en balance un droit religieux et un droit des animaux. Dans ces termes-là aucun politique ne sera incité à mettre les mains dans ce cambouis.
L’abattage rituel industriel n’est pas un problème religieux
Car le problème de l’abattage rituel industriel n’est pas de l’ordre d’un arbitrage entre le religieux et le politique, mais d’un rapport de force entre le politique et l’économique lequel devient de plus en plus favorable à celui-ci. Pour l’expliquer, passons donc à la deuxième image. Je la lis ainsi. La pratique d’abattage sans étourdissement est légale, en revanche sa généralisation est abusive et contrevient à l’obligation d’information du consommateur. Bon ça c’est moi qui le décrypte ainsi et même l’écrivait en 2004[2], car en fait le quidam comprend plutôt ceci : à cause des arabes et des juifs nos chères têtes blondes ne savent plus ce qu’elles mangent. Un message à relents racistes et antisémites, déplorable, contre-productif pour un problème d’ordre économique et humanitaire qu’il est parfaitement légitime d’aborder. Egalement un message absurde lorsqu’on connait certains des responsables de cette campagne, welfaristes convaincus, qu’on ne peut soupçonner de racisme ou d’antisémitisme. Un message stratégiquement catastrophique qui isole la France un peu plus de ses voisins européens -qui certes n’ont pas tous affaire à de festifs gaulois dévoreurs de sangliers pour qui le bien-être animal passe après le goût du bon à défaut du bon goût- extrêmement gênés de la façon dont les musulmans et les juifs français servent de chair à canon dans les campagnes hexagonales des welfaristes. Parfaitement contreproductif car le seul niveau de lobbying effectif pour la cause animale n’est pas la France mais le Conseil de l’UE et le Parlement Européen. Il vaut mieux donc faire front avec les autres à Bruxelles que seul et isolé à Paris.
Un message calamiteux car le problème dont il traite et qu’il rend opaque est à prendre, lui, très au sérieux. Ces animaux sont mal défendus. C’est ce qui est inquiétant car, en effet, ils souffrent cruellement de cet abattage industriel -dit rituel- véritable régression sur le plan du traitement des animaux de boucherie.
Ce n’est pas l’abattage rituel, mais la généralisation d’un abattage rituel industriel sans étourdissement mal contrôlé qu’il convient de dénoncer.
La généralisation de l’abattage sans étourdissement est une mesure d’ajustement dégotée par les industriels pour améliorer leur productivité.
Explications : L’étourdissement recouvre un ensemble de techniques électriques ou chimiques destinées à immobiliser et insensibiliser les animaux avant (stunning) ou juste après leur saignée (post-cut stunning). Jusqu’à la naissance d’un marché halal mondialisé, c’est-à-dire les années 90, l’étourdissement faisait consensus, seule la production relativement limitée de viande casher était effectuée sans étourdissement. Les industriels avaient facilement accepté l’obligation d’étourdissement pour le gain de temps et de productivité. Les vétérinaires y ont toujours été favorables, et aujourd’hui plus que jamais considérant in fine que l’on n’a pas trouvé mieux dans l’organisation industrielle de la mise à mort animale[3]. Les exigences toujours plus grandes de productivité et la puissance grandissante des industriels dans le système technologique très sophistiqué et performant de l’industrie d’abattage rend l’étourdissement d’autant plus nécessaire.
Mais alors pourquoi certains industriels abusent-ils aujourd’hui de la dérogation à l’étourdissement ?[6] Parce que, c’est bien connu, pour vendre dans un contexte de compétitivité accru, il faut bien se différencier, et l’abattage halal sans étourdissement est devenu un argument commercial pour s’ouvrir tous les marchés musulmans intérieurs et extérieurs : aussi bien ceux qui exigent une viande non étourdie (sic) que ceux qui se fichent de savoir si l’animal est étourdi ou non du moment qu’il y a un musulman sur la chaîne d’abattage. Les autorités islamiques n’ayant jamais clairement tranché sur ce point, ce sont donc mécaniquement des considérations commerciales qui jouent. L’utilisation abusive de l’abattage sans étourdissement en France vient de ce que certains abatteurs l’utilisent quasi-systématiquement pour s’éviter les coûts d’un changement qu’impliquent une gestion séparée rituel /non rituel. Ils sont en droit de le faire puisque la loi ne dit pas explicitement que les abattages rituels doivent être limités à une consommation rituelle. Ces industriels abusent de l’esprit de la loi, mais personne n’a eu l’audace de leur intenter un procès tant l’or rouge rend aujourd’hui riche et puissant. Sur les chaînes des ovins et des volailles, le profit est maximum. La souffrance animale aussi. Les animaux sont traités de la même façon qu’ils soient étourdis ou non. On n’attend pas nécessairement le temps de la mort pour commencer à les « habiller » comme on dit pudiquement dans le métier (traduction : on arrache la peau et on tronçonne des animaux vivants). Sur la chaine des bovins, la pratique est moins courante car l’utilisation obligatoire du box en abattage sans étourdissement constitue une perte de temps. La loi prévoit en effet que si l’on n’étourdit pas l’animal, il faut obligatoirement le placer dans un box rotatif de contention, une sorte de grand tonneau de métal dans lequel il est retourné pattes en l’air afin d’être saigné. Une véritable régression pour la cause animale.
Cette utilisation abusive et scandaleuse de la dérogation à l’étourdissement pour des raisons économiques explique pourquoi les consommateurs non religieux sont nombreux à manger des viandes d’animaux passés par une chaîne d’abattage rituel. La campagne dénonce à juste titre cet abus parce que dans un système de production alimentaire massif et ouvert, la traçabilité de l’information est un droit des consommateurs qui les protège des effets de la course à la rentabilité dont les conséquences peuvent être catastrophiques sur le plan sanitaire (ESB) et sur le traitement des animaux.
Pourtant, cette campagne est calamiteuse car elle réduit considérablement la portée des efforts accomplis pour créer un climat de dialogue et de négociation entre les différentes parties impliquées dans la production rituelle industrielle et dont, il faut le souligner, les intérêts ne sont pas nécessairement contradictoires (l’exemple européen le plus récent est le le projet dialrel www.dialrel.eu). Car il n’est pas avéré que les méthodes d’abattage rituel soient en elles-mêmes plus cruelles que les méthodes d’abattage conventionnelles. Aucune mise à mort n’est dénuée de souffrance. C’est par le contrôle des conditions d’abattage bien avant et pendant l’acte de mise à mort que les hommes décident du degré de souffrance qu’ils infligent à l’animal en fonction de leurs contraintes, de leurs besoins, voire de leurs envies. Les organisations welfaristes ont pour indispensable rôle d’être les watchdogs ou les gardes-fous d’un système de production massif et aveugle en rappelant les valeurs de justice et d’équité qui doivent fonder le traitement des animaux reconnus comme « êtres sensibles ». Mais leur message est très affaibli par un paradoxe fondamental : toute négociation avec l’industrie qui organise la mort animale fait d’elles des complices. Les organisations religieuses qui ne cessent d’expliquer que leur méthode rituelle est plus respectueuse de l’animal ne sont pas beaucoup plus crédibles pour des raisons assez similaires. Au lieu d’assumer ce paradoxe et de coopérer autour de l’idée qu’il n’y a en la matière que des solutions imparfaites négociées, ces deux alliés objectifs se combattent à mort pour le plus grand profit de l’industrie d’abattage qui ne peut que se réjouir d’une radicalisation stérile du débat. Quand Bardot et sa bande font couler le sang sur les affiches, que les bloggeurs défendeurs de la cause musulmane contre la cause animale hurlent au racisme avec des contre-arguments tout aussi fallacieux que ceux à qui ils répondent, les conditions du dialogue et de la négociation sont d’autant retardées.
En finir avec les campagnes du désespoir aux relents racistes et antisémites
Pourtant les solutions ne sont pas hors de portée de ceux qui font passer le dialogue avant leur profit pour le respect des animaux destinés à la consommation. Elles découleront de l’éducation et l’information des consommateurs et citoyens. Il est urgent de regarder ces pratiques d’abattage dits « rituels » sous leur angle économique et politique. Dans un pays laïc, l’abattage rituel industriel n’est pas et ne saurait être le résultat d’une injonction religieuse, il est l’aboutissement (toujours temporaire[4]) d’une convention entre les opérateurs, de l’éleveur au consommateur, où les religieux ne sont qu’une voix parmi d’autres dans une société où les droits religieux garantis sont des droits parmi d’autres. Déraciser et désislamiser le débat devient urgent pour limiter la souffrance trop inimaginée des animaux derrière les grands murs de nos abattoirs. Les consommateurs, tous, pas seulement les religieux, doivent être informés des réalités de l’abattage industriel. C’est ce que fait en partie le site créé par l’organisateur de la campagne[5] et qui contient de nombreux documents dont le sérieux n’est pas à mettre en doute. Il n’y a rien à gagner et beaucoup à perdre, de campagnes désespérées au racisme diffus pour attirer l’attention sur des situations qui nécessitent effectivement des traitements d’urgence. Il faut informer les citoyens que les conditions de production de la viande dans notre pays se sont dramatiquement dégradées et que l’abattage rituel en soi est moins à mettre en cause que l’usage purement économique qui en est fait. L’avantage alors c’est de sortir d’un débat pseudo-religieux sur lequel on ne peut agir, pour entrer dans un débat politique sur lequel, chacun religieux ou non, nous avons notre mot à dire.
[1] Campagne lancée le 10 Novembre 2011 par huit organisations pour la protection de la cause animale. Les principales associations de protection animale représentées sont : l’Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs (OABA), la Fondation Brigitte Bardot, la Confédération Nationale des SPA de France (CNSPA), le Conseil National de la Protection Animale (CNPA), la Fondation Assistance aux Animaux, la Protection mondiale des animaux de ferme (PMAF), la Société Nationale pour la Défense des Animaux (SNDA) et l’Association Stéphane Lamart.
[2] Bergeaud-Blacker, F., «Nouveaux enjeux autour de l’abattage rituel musulman: une perspective européenne». Cahiers d’économie et sociologie rurales (2004). Disponible: www.inra.fr/esr/publications/cahiers/pdf/bergeaud.pdf
[3] Et ils sont bien placés pour la mesurer, eux qui sont en sous-effectifs, isolés, sur les questions de bien-être animal souvent impuissants et parfois même victimes d’intimidation (Cf. Bergeaud-Blackler, F., “L’abattage industriel halal en France est-il religieux ?” in Ici, La-bas : Anthropologie de l’Immigration. Hommage à Abdelmalek Sayad, Coordonné par Kamel Chachoua. Centre National de Recherche Préhistorique, Anthropologique et Historique. Publications de l’Université d’Alger, 2010).
[4] Selon l’économie des Conventions. Cf. Bergeaud-Blackler, F., “De la viande halal à l’halal food. Comment le halal s’ est développé en France?” in Revue Européenne des Migrations (2005). Disponible : http://remi.revues.org/document2524.html
[5] www.abattagerituel.com
[6] Comme celles portant sur les manifestations où les statistiques de la police et des organisateurs creusent un écart important, les statistiques de la DGAL indiquent un nombre d’abattage sans étourdissement moindre que celles proposées par l’OABA et repris par le rapport d’inspection COPERCI. Ces chiffres restent néamoins très élevés. Surtout replacés dans un contexte européen.
Pour la DGAL voir le document de l’Académie Vétérinaire de France. Bull. Acad. Vét. France — 2008 – Tome 161 – N°4 www.academie-veterinaire-france.fr
Pour le rapport COPERCI s’appuyant sur les chiffres de l’OABA.
Dans sa présentation lors de la Conférence d’Istanbul en 2010, le consortium Dialrel mettait en évidence les disparités européennes . Lire. Rapport WP 2. Deliverable 2.1. Assessment of the incidence and scale of current religious slaughter practices WP 2. To be published in Meat Science.
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