Publié le 27/02/19 à 15h15
INTERVIEW Pour l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, de l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman, la volonté de Decathlon de commercialiser un hijab de running pousse à se poser la question de la responsabilité sociale de l’entreprise
Cette polémique aurait-elle pu arriver ailleurs qu’en France ?
Cette polémique a sans doute pris une ampleur en France qu’elle n’aurait pas prise ailleurs, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis par exemple. Cela s’explique parce que la France est un pays laïc, de par sa constitution. C’est un modèle qui nous est bien souvent envié de l’étranger parce qu’il est protecteur des libertés individuelles, contrairement à ce que l’on croit. Dire que les réactions autour de ce hijab de running n’auraient pu arriver qu’en France ne veut donc pas dire que nous sommes en retard ou à côté de la plaque sur cette question. Nous avons simplement un modèle qui protège les libertés individuelles et qui oblige à interroger la signification religieuse d’un hijab.
Quelle est justement la signification religieuse de ce vêtement ?
Un hijab est un habit destiné à couvrir les cheveux des femmes afin qu’elles ne soient pas séduisantes pour d’autres hommes que ceux auxquels elles sont réservées. Il s’agit d’un argument théologique pour une partie seulement du champ religieux musulman. Il n’est partagé que par certains groupes, qu’on peut appeler les fondamentalistes, et qui ont une vision dogmatique du religieux. Ils prônent le port obligatoire du hijab. Mais il y a depuis très longtemps d’autres tendances au sein de la religion musulmane, plus réformistes, plus libérales et qui n’imposent absolument pas le hijab.
Cependant, on s’aperçoit que les agences marketing spécialisées sur le marché des produits islamiques et qui conseillent de grandes firmes ont souvent une vision intégriste du religieux. Ces agences de conseil vont pousser des grandes marques à commercialiser des produits répondant aux exigences de la frange la plus extrémiste en arguant qu’ainsi, ces produits conviendront à tout le monde. On l’observe sur le marché du halal en France sur lequel j’ai beaucoup travaillé. Les normes religieuses à respecter sont de plus en plus strictes pour, soi-disant, satisfaire la plus large population musulmane.
Decathlon explique avoir voulu rendre la pratique du sport plus accessible, y compris pour certaines pratiquantes de course à pied qui, pour leur religion, portent le voile…
Cette polémique pose la question de la responsabilité des entreprises. On pourrait se dire qu’après tout, comme entreprise du secteur privé, Decathlon n’a pas à se soucier de la raison sociale, mais seulement de sa propre raison économique. Ce raisonnement n’est plus possible. Les groupes comme Decathlon sont aujourd’hui engagés dans des politiques de labellisation RSE (responsabilité sociétale des entreprises) (https://e-rse.net/definitions/rse- definition/).
Très bien mais la commission européenne a défini en 2011 cette RSE comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société ». Or, en commercialisant un hijab de running, Decathlon participe à la diffusion d’une norme religieuse fondamentaliste, ce qui produit des effets sur la société. L’entreprise en est coresponsable. La question ne se pose pas seulement en France mais dans tous les pays démocratiques et sécularisés où des entreprises multinationales vendent ce type de produit.
Au regard de certains commentaires violents adressés à Decathlon sur les réseaux sociaux, cette polémique ne montre-t-elle pas aussi une certaine islamophobie de la société française ?
Forcément, une frange de l’extrême droite islamophobe, foncièrement hostile à l’immigration musulmane, engrange les bénéfices de ce genre de polémique. Ils sont très bruyants sur les réseaux sociaux. Il ne faut pas confondre ces groupes, qui profitent de la polémique pour répandre leurs idées toxiques, avec celles et ceux qui s’interrogent à bon droit sur la diffusion et la prolifération de ces produits qui véhiculent une norme fondamentaliste, et donc les valeurs qui y sont attachées. La réaction de rejet, dans ce cas, me paraît plutôt saine.
Roxana Maracineanu, ministre des Sports, a plutôt donné raison à Decathlon en disant vouloir « aller chercher les femmes […] partout où elles sont et comme elles sont, les encourager à la pratique du sport […] levier puissant d’émancipation. Cela peut être une bonne stratégie ?
L’utilisation de l’expression « comme elles sont » me gène déjà. Si des femmes portent le hijab, c’est qu’elles l’ont choisi ou que d’autres l’ont choisi pour elles, mais pas parce qu’elles sont « comme elles sont ». Pour le reste, j’avoue ne pas bien saisir le raisonnement de Roxana Maracineanu. Je pense qu’elle sous-entend que ces femmes en courant avec le hijab vont finir par l’enlever. Si c’est bien son raisonnement, il est absurde. C’est tout le contraire : elles vont le garder et/ou on leur imposera de le garder parce qu’elles n’auront plus aucune raison de ne pas le mettre.
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