top of page

"Le marcassin ou le retour du blasphème dans les démocraties libérales ?", Le Point

Dernière mise à jour : il y a 2 jours


Tribune de Dr. Florence Bergeaud-Blackler parue dans le journal Le Point le 12 novembre 2024, à lire également sur le site du journal Le Point ICI





The English version of this article is available for download as a PDF here :




Intégralité de la tribune :


Devant la mosquée de l'association franco-turque de Saint-Usage, un événement troublant s'est déroulé le vendredi 1er novembre vers 23 heures. Ce soir-là, des jeunes sortant du bâtiment après la prière découvrent une forme étrange près du portail. Dans l'obscurité, ils pensent d'abord à un chien puis, en s'approchant, comprennent qu'il s'agit d'un marcassin, un jeune sanglier, mort.

Rapidement interprétée comme une provocation, la présence de l'animal appartenant à la famille des suidés (comme le cochon) suscite une vive émotion dans la communauté locale. Le soir même, les gendarmes de Beaune récupèrent la dépouille pour une analyse approfondie en vue d'une enquête judiciaire pour « injure publique discriminatoire ».

Dès le lendemain, Suayib Cakir, le trésorier de l'association présidée par Yildiz Cemalettin, comptant 150 membres, accueille les voisins et élus venus exprimer leur sympathie et leur décrit la scène avec émotion, soulignant l'impact d'un geste islamophobe sur les membres de la communauté. Sur X, le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, apporte son soutien et condamne cette agression en ces termes : « Je veux exprimer aux croyants de ces communautés mon soutien et celui de l'État », qualifiant l'acte de « grande lâcheté » et de « violence barbare ». S'attaquer à un lieu de culte représente, poursuit-il, une atteinte grave aux « valeurs de la République » et au respect dû à chaque communauté religieuse.


Le terme « islamophobie »

Sur les réseaux sociaux, un article du Parisien rapportant la condamnation du ministre de l'Intérieur tourne en boucle, illustré par une peau d'animal écorchée pendue à un grillage. Dans la presse, sur les réseaux sociaux, l'acte est qualifié d'islamophobe comme l'ont été d'autres affaires similaires, comme celle de Castelsarrasin, où quatre tranches de jambon avaient été enroulées autour de la poignée de la mosquée, ou celle de la mosquée de Cognac où des morceaux de jambon et des graffitis ont été retrouvés. Dans nos démocraties sécularisées, le terme islamophobie ne renvoie pas au racisme visant les musulmans (qui ne forment en aucun cas une « race ») mais à une atteinte à la religion. Mais pour les musulmans qui se sentent offensés, il n'y a pas de distinction à faire entre une atteinte à la religion et une atteinte aux croyants, l'un impliquant l'autre.

Il faut comprendre que l'islamophobie appartient, comme je l'ai montré ailleurs, à un dispositif général promu par l'Organisation de la coopération islamique qui souhaite réinstaurer le crime de blasphème. Cela obligerait les États à garantir aux musulmans la possibilité de vivre sous le strict empire de la charia prévalant sur tout autre système légal, conformément à sa Déclaration des droits de l'homme en islam adoptée au Caire le 5 août 1990, au risque sinon d'être accusé de discrimination islamophobe.

En France, pays sécularisé sans tradition musulmane, le blasphème n'est pas une qualification pénale. Ce qui l'est, en revanche, c'est la discrimination, ou l'incitation à la haine, à l'égard de personnes ou de groupes de personnes. Les sociétés sécularisées distinguent l'atteinte aux croyants de l'atteinte à leur religion, mais elles sont sans cesse confrontées au point de vue d'une partie de leurs populations qui, elles, ne les distinguent pas, comme c'est le cas de la majorité des musulmans européens, mais aussi de certains non-musulmans.


La non-qualification pénale du blasphème

Déposer un marcassin ne peut être qualifié pénalement de blasphème mais peut représenter pour certains un acte sacrilège ou blasphématoire. L'ordre légal cohabite avec l'ordre religieux mais dans une société laïque, celui-ci est juridiquement ignoré, seul vaut le premier.

Ici, les auteurs n'ont pas laissé d'indice explicitant leur geste (ni message ni tag). On peut supposer qu'il vise à choquer des individus pour lesquels la viande de porc (ou assimilée) est impure, en même temps qu'elle est goûtée par des non-musulmans. L'intention est de susciter une réaction. À ce titre, ce marcassin équivaut à un dessin de Charlie Hebdo. Le fait de considérer cet acte comme une atteinte à une religion n'est pas discutable. Mais que ce soit un acte barbare et intolérable est discutable, d'autant que le marcassin a été déposé et non pas tué pour ce but. Pour rappeler la non-légalité du blasphème (sa non-qualification pénale), j'ai donc écrit le tweet suivant en commentaire de l'article du Parisien : « L'image (du Parisien, qui s'est avérée empruntée à une banque d'images) est pénible. Mais elle doit être tolérée même à regret. Ce qui est intolérable, c'est l'atteinte aux personnes, pas à leur croyance. »

Ce tweet a fait réagir le chercheur Sébastien Fath. L'ancien directeur du GSRL, l'un des plus importants laboratoires de sciences sociales des religions (auquel j'appartiens comme chargée de recherche CNRS), a répondu ceci : « Dire que l'image d'une profanation de l'entrée d'un lieu de culte “doit être tolérée”, c'est bafouer la #République, qui garantit le libre exercice des cultes. Les lieux de culte musulmans en France ont droit au même respect et à la même intégrité que tous les autres. »

L'usage du terme « profanation » dans ce contexte pose problème. On parle de profanation de cimetière quand la sépulture d'une personne est saccagée (c'est une qualification et un délit pénal). Mais peut-on parler d'« acte de profanation » dans le cas d'un pauvre marcassin déposé sur la voie publique ?

Qu'on ne se méprenne pas, ces actes peuvent être légitimement condamnés, comme l'a d'ailleurs fait le ministre de l'Intérieur, mais depuis la loi de 1905, ils ne peuvent pas être punis au titre de la profanation, du sacrilège ou du blasphème.

Pourtant, on entrevoit une confusion croissante entre insulte ou haine et sacrilège ou blasphème. Et le problème vient de ce que nous n'avons pas encore clairement compris que l'arbitrage doit être opéré par l'État et non par les religieux. Si nous cédons aux seconds, cela élargira considérablement le champ d'influence du religieux sur le politique. Concrètement, la présence d'un marcassin ou d'une tranche de jambon sacraliserait le trottoir attenant à la mosquée et il ne serait pas alors illogique de subir et, pire, de tolérer la sanction idoine qui, selon le religieux, pourrait être la mort.


Le risque de restaurer le blasphème en Europe

Irons-nous jusque-là ? Espérons que non. Mais il y a de quoi s'inquiéter de la tendance à restaurer le blasphème en Europe. Prenons deux exemples de pays scandinaves connus pour leur attachement à la neutralité de l'État, la Suède et le Danemark.

Récemment, une décision du tribunal de Stockholm a jugé coupable le Dano-Suédois Rasmus Paludan, responsable d'un autodafé public de Coran. L'accusé avait bien prémédité et mis en scène son geste de façon ostensible en enroulant le Coran de bacon, en y mettant le feu après avoir donné des coups de pied et craché sur le livre considéré comme sacré par les musulmans. La cour du tribunal suédois a puni le mépris pour les musulmans et, d'une certaine façon, reconnu le grief des offensés de considérer ce geste comme blasphématoire.

On peut juger, du point de vue d'une éthique personnelle, que ces actes sont irrespectueux, mais du point de vue du droit, une reconnaissance du blasphème dans la législation nous ferait entrer dans un autre système – religieux – de légalité. Jusqu'ici, les autres religions n'avaient pas fait vaciller ce principe. En France, 854 actes antichrétiens dont « 90 % sont des atteintes aux biens, comme des cimetières ou des églises », ne sont guère traités comme des atteintes au sacré mais comme des actes de vandalisme.

Ce qui est ennuyeux dans ces affaires, c'est qu'on glisse lentement vers une relativisation de la loi. En prenant en compte la sensibilité des croyants de certaines religions, notamment l'islam, et le statut de sacralité qu'elles donnent à la chose, alors on laisse entendre que la loi commune ne s'applique pas de la même manière à tous et pour tous, et qu'elle peut s'infléchir en prenant en compte les règles particulières.

Si nous continuons dans ce sens, le blasphème que nous avons raccompagné à la porte peut revenir par la fenêtre. C'est le cas malheureusement au Danemark, qui a réintroduit en 2023 un délit de blasphème pour les textes religieux. Et cette fois, il semble que la décision ait été prise non pour satisfaire la « sensibilité des croyants » mais pour ne pas subir les représailles politiques de la Turquie et de l'OCI, qui pouvaient bloquer sa candidature comme membre non permanent du Conseil de sécurité de l'ONU.

L'affaire du marcassin de Saint-Usage doit nous rappeler que le blasphème existe bien dans l'esprit de certains croyants mais que la loi d'un pays laïque ne la pénalise pas, non qu'il chercherait à brimer les religions, mais parce que pour se maintenir et assurer la cohabitation de tous, la loi commune doit elle-même délimiter ce qui est religieux de ce qui ne l'est pas. Sinon le blasphème sorti par la porte reviendra par la fenêtre et il faudra admettre qu'en plus de leur blasphème, les religions cherchent à imposer à tous leur manière de le résoudre. Et cela peut être la violence ou la mort, Rushdie et les autres en savent quelque chose…


* Florence Bergeaud-Blackler est chargée de recherche au CNRS, présidente du Cerif (Centre européen de recherche et d'information sur le frérisme).





Comments


bottom of page