L'approche historico-critique de l'islam, relire Mohammed Arkoun ...
FBB 28 Mars 2024
La question de savoir jusqu’à quel point l’islamisme (ou islam politique) est différent de l’islam est légitime et pertinente mais n’est pas simple à résoudre. Et disons-le d’emblée, elle reste ouverte.
Certains ont cru bon d’éluder cette question en affirmant que l’islam est l’islamisme, et en mobilisant un ou plusieurs des arguments suivants (je n'en reprends que les plus fréquents).
Que l’islamisme est un terme inventé par l’Occident qui ne se traduit pas en arabe. Que l’Occident (chrétien) aurait fait cette distinction parce qu’il projetait sur l’islam sa propre conception du religieux qui sépare le domaine politique du domaine religieux. Que cette distinction islam (religion) et islamisme (politique) vise surtout à rassurer sur les occidentaux sur l’assimilabilité de l’islam dans les sociétés démocratiques libérales plurielles alors même que l’islam ne séparerait jamais le spirituel du temporel mais gèrerait l’ensemble juridique et politique de la vie sociale.
Pourtant. Que dans l’histoire déjà vieille de près de 15 siècles, des sociétés musulmanes aient eu besoin d’un sultan (pouvoir temporel) à côté du calife (pouvoir spirituel) est une indication que les musulmans ne confondent pas les deux. Et -du moins tant que l’on considère que ce sont les musulmans qui font l’islam et non l’inverse- on peut logiquement considérer que si les musulmans font cette distinction alors l’islam la fait ou peut la faire aussi. Si en revanche on considère- comme les salafis- que l’islam a créé les musulmans alors ceux-ci sont tenus par les textes de Dieu- alors il est logique de penser que l'islam est politique.
Parce qu'elle ne pense pas que Dieu a créé l’homme mais que l’homme a créé la religion, l’approche historico-critique reconnait que l’islam comme religion s’applique au spirituel et au temporel (islam dîn wa dunya) mais que cela n’implique pas que cette religion gouverne toujours et partout qu’elle soit à la fois religion et État (dîn wa dawla). Cette marge de flou qui s’appelle liberté est effacée par l’islamisme littéraliste qui dicte des lois descendues du ciel.
L’approche historico-critique qui avait commencé à émerger dans les années 1980 a presque disparu depuis que les salafistes, dont les Frères musulmans et d'autres groupes politiques et piétistes, ont commencé à influencer le champ cultuel, à terroriser les populations en leur reprochant de ne pas accomplir des volontés de Dieu à chaque instant et partout.
L’intégralisme dogmatique littéraliste légaliste de ce salafisme a ruiné les timides et périlleuses tentatives des intellectuels musulmans installés en Europe de formaliser une interprétation raisonnée et critique de l’islam. A commencer par changer son rapport au texte. Depuis la mort des muatazilites aucun courant n’a pu imposer une reflexion rationnelle qui échappe au dogme de l’incréation du Coran. Celui qui s’y essaye est mis et ban et traité d’hérétique.
Pourtant si le Coran est déclaré créé, alors l’islam politique, cette théocratie de droit divin ne peut plus survivre. Il suffit -en théorie du moins, mais j'insiste sur le fait que cela devient possible- d’abroger ou de modifier certains passages du Coran ce qui permet ensuite une réinterprétation de la tradition (Sunna) et on peut alors adapter la loi religieuse au contexte. C’est l'unique possibilité pour l’islam de vivre en contexte démocratique. Si cela ne s’est pas produit, ou uniquement de façon individuelle, ce n’est pas parce que l’islam ne le veut pas mais parce que les musulmans ne l’ont pas voulu ou n’ont pas réussi à l’imposer. L’islam n’est pas responsable de ce que les musulmans en font. Les musulmans sont responsables de l’islam qu’ils font.
Distinguer islam et Islam
Personne n’a à ce point incarné ce type de questionnement que Mohamed Arkoun qui, en tant que scientifique et croyant, ambitionnait de distinguer l’approche historico-critique et l’approche théologique.
La nécessité logique de distinguer l’islam de l’islamisme est en filigrane de la distinction qu’il propose, en 1985, pour faire la différence entre Islam comme Tradition (Islam avec I majuscule) et islam (en minuscule) comme « processus social-historique parmi d’autres, qui a abouti à la formation d’une tradition qualifiée d’islamique, mais toujours concurrencée par d’autres, ou modifiée par des « innovations » ou « modernités » successives ? »[1]. L’Islam contre les islams. L’islamologue propose ainsi d’appeler Islam la Tradition reçue par la Communauté et qui est celui des « islamistes » et plus généralement de tout le discours réformiste (iṣlāḥ). Selon cette perspective, la religion est entièrement contenue dans le Coran et la Sunna. L’autre point de vue est celui de l’approche critique qui voit l’ « islam » comme un processus historique. Pour les discours islamistes et réformistes : « Que cette tradition ait fait l’objet d’une transmission orale, puis écrite pendant les trois premiers siècles de l’Hégire, qu’elle résulte, par conséquent, d’un processus social-historique complexe sujet à critique, n’affecte en rien l’équation absolue : Islam = Tradition authentique. (...) La Tradition est (...) l’incarnation de la « religion de la Vérité » (dīn al-ḥaqq) dans l’histoire ».
Penser l’islam et penser sur l’islam
Pour le scientifique qu’est Arkoun -qui fait l’expérience en son for intérieur de l’impossibilité de « penser l’islam » et « penser sur l’islam » en une fois - l’Islam représente pour les islamistes « l’éthos spirituel de la Tradition qui nourrit le sentiment d’identité de la Communauté, soulève l’espérance des croyants, assigne une finalité eschatologique et ontologique aux conduites historiques concrètes » . Il refuse « d’intégrer l’historicité de toutes ces données » . Leur approche est en opposition radicale avec l’attitude « scientifique » historico-critique qui ne veut considérer, au contraire, « que les « faits » (noms, événements, dates, attestations textuelles...) contrôlables selon les procédures de la critique historique ».
Selon cette dernière « l’Islam n’est jamais achevé ; il doit être redéfini dans chaque contexte socio-culturel et à chaque phase historique ».
Arkoun ne va pas jusqu’à dire que la religion instituée sur la base de la révélation de Muhammad (mort en 632) serait une mallette fourre-tout de vieilles choses oubliées à récupérer, réhabiliter ou transformer dans tous les sens. La tradition est bien vivante mais on ne peut pas lui faire dire tout et n’importe quoi et même si les usages sociaux de la Tradition prennent des libertés avec le texte, il y a des règles. Arkoun retient notamment 4 éléments constitutifs relativement stables : le Corpus coranique (Muṣḥaf) ; les divers corpus de traditions et de jurisprudence ; les 5 obligations canoniques et le rituel de leur accomplissement ; l’éthos spirituel commun à tous les fidèles et caractéristique de la Tradition. Il y a du politique dans l’islam, mais cela ne fait pas de l’islam une proposition politique indépassable.
Mohamed Arkoun est conscient que les deux Islam/islam se contredisent en lui.
Il s’interroge : qu’est ce que le scientifique peut faire de ce verset révélé qui implique que le texte sacré s’est arrêtée avec la mort du prophète : « Aujourd’hui, J’ai porté à la perfection pour vous votre religion et parachevé Mon bienfait ; J’agrée pour vous l’Islam pour religion » (C 5,3). Arkoun répond que si la Révélation est close, son exégèse, son explicitation, sa traduction en normes rituelles et éthico-juridiques se poursuivent. « C’est par ce travail de soi sur soi et sous la pression de l’histoire que la Communauté produit l’islam comme Tradition vivante ».
Et si les premiers siècles de l’Hégire sont responsables de la fixation de la notion de Tradition prophétique contre les coutumes locales, c’est parce que les musulmans de l’époque était favorable à un usage politique du religieux, à une non-distinction du sacré et du profane[2]. Mais ils auraient pu vouloir autre chose.
Il faut donc se distancier du contexte de la révélation. L’Islam n’a pas fait qu’instituer une Tradition, il a aussi prévu une adaptation qui entraine une tension entre sunna (tradition)/bid‘a (innivation) et corrélativement taqlīd (imitation)/ijtihād (effort d’adaptation pour faire accepter les « bonnes innovations (bid‘a ḥasana) » est . « Dans un contexte culturel où l’attitude et la critique historiques sont faibles, la Tradition scripturaire devient une force de sacralisation et de mythisation de la période fondatrice où se concentre toute la Vérité sur les normes des conduites et des croyances humaines [3].» Une société musulmane a l’islam qu’elle veut autant qu’elle le mérite.
Le politique contre l’éthique
Arkoun explique la particularité des mouvements islamistes « Les mouvements islamistes (...) se réclament (...) de la Tradition islamique la plus complète, la plus authentique, la plus efficiente : celle du Temps fondateur avec le Prophète et ses Compagnons. En fait, le discours de ces mouvements traduit une coupure historique totale avec l’islam de Médine ; il présente tous les traits de l’appel messianique adressé à des populations déshéritées culturellement et économiquement, oppressées politiquement, frustrées psychologiquement (rapports hommes-femmes, statut de l’enfant, structures patriarcales...), très disponibles de ce fait pour suivre tout mouvement qui nourrit l’attente de la Délivrance, l’espérance de Salut sur le mode mythique. Cela explique que l’idéologie nassérienne qui combattait les Frères musulmans, favorisait en même temps les conditions psychologiques et culturelles de leur expansion (...)malgré son orientation laïcisante, le Nassérisme privilégiait les mêmes thèmes fondamentaux communs à tous les mouvements islamistes : passéisme, Age d’or, Unité arabe, Grandeur des Arabes, antiimpérialisme, antisionisme, Justice sociale ».
Ce que dit Arkoun ici c’est que plus l’islam se propose en idéologie de changement au nom de l’âge d’or et du retour du califat, plus il s’éloigne de l’esprit de la révélation, et plus il s’éloigne selon lui de l’ « éthos éthique qui fonde une certaine idée de la personne humaine ».
Et il le constate déjà dans les années 1980 « il n’est pratiquement pas possible d’ouvrir un débat de critique historique, ni même un débat herméneutique sur le Coran lui-même », situation qu’il fait remonter à l’islah et au XIXe siècle. C’est en effet à cette époque que l’islah (Réforme) s’impose à la conscience des fils du monde musulman né sous domination coloniale et qui envoyés faire leurs études dans les pays occidentaux -où ils développent un fort complexe de supériorité- ne comprennent plus rien en revenant à ce que racontent leurs Oulémas traditionnels. Ils s’insurgent contre leur docilité, leur imitation servile des ancêtres et leur reproche le retard accumulé par les musulmans sur les occidentaux chrétiens. Les gens du taqlid sont conspués, les mouvements soufis excommuniés et s’engage alors une grande purification de l’islam par le retour à la primauté, voire l’exclusivité, du texte, qui va aboutir au XXI° à un appauvrissement conceptuel tel que le marché et la culture islamique ne vont plus ditingier que le halal (permis) et le haram (interdit). Avec la mondialisation et le déplacement des populations, l’Islam dominé par l’orthodoxie islamiste textutelle littéraliste s’est désincarné, s’est déculturé, s’est fondamentalisé (O.Roy).
Face au risque de division entrainé par les migrations, le sentiment d'être déclassé, des colonisés (ou décolonisé), l’islamisme s'est imposé sur Islam. Il a érigé un ennemi et tracé sa voie historique, la visée califale qui lui permet de conserver une unité sinon réelle dans l’espace au moins projetée dans le temps. Les Frères musulmans ont su incarner ce nouvel idéal, dès 1928 sur les débris du Califat Ottoman déclaré mort quatre ans auparavant, contre l’Islam et toutes ses orthodoxies, et... bien sûr contre toute tentative d'adopter l'approche historico-critique pour étudier l'Islam.
Arkoun pensait les conditions d'un islam européen qui s'adapterait au contexte. Mais il était bien seul. Les Frères se sont empressés d'accuser l'approche historico-critique d'être "christiano-centrée" et d'empêcher cette adaptation [4]. Car pour eux c'est le contexte qui doit s'adapter au texte, comme la créature à Dieu.
[1] Arkoun, Mohammed. “Chapitre VI. L’Islam actuel devant sa Tradition”. Berque, Jacques, et al.. Aspects de la foi de l’Islam. Bruxelles : Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 1985. (pp. 149-192) Web. <http://books.openedition.org/pusl/6695>.
[2] « la collecte des informations concernant le Coran, la Sīra (biographie de Muhammad), le Ḥadīth se fait dans un climat culturel où les objectifs profanes (poésie, histoire politique, maghāzī ou campagnes militaires, faits économiques...) étaient aussi importants que les objectifs religieux.
[3] c’est ce qui est arrivé, en islam, pratiquement depuis les IIIe-IVe / IXe-Xe siècles.
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