Article paru le 13 novembre 2024 sur le site du journal belge 21News, propos recueillis par Nicolas de Pape.
The English version of this article is available for download as a PDF at the bottom of the page.
Malgré leur présence grandissante en Europe, notamment en Belgique, la Confrérie des Frères musulmans reste méconnue du public belge. Cette organisation secrète, née en réaction à la chute du Califat, s'étend sur le continent, notamment par le biais des campus universitaires, et se nourrit de réseaux d'influence pour imposer une idéologie "frériste". Entretien avec une spécialiste de cette idéologie, Florence Bergeaud-Blackler. Elle nous parle notamment de la situation assez inquiétante de Bruxelles.
Les Belges francophones sont pas très au courant de l’existence des Frères musulmans. La raison en est qu’on leur en parle assez rarement peut-être à dessein… Qu’est-ce qu’au juste que la Confrérie des Frères musulmans ?
Tout d’abord, je dois préciser que mon livre ne traite pas de la confrérie des Frères musulmans en tant que telle. Bien sûr, j’évoque la confrérie, son histoire, son évolution au cours du siècle passé mais dans la perspective d’expliquer son idéologie, la façon dont elle a évolué, comment elle s’est déployée en Europe en s’adaptant au contexte sécularisé, et la raison pour laquelle ce que j’appelle le « frérisme » est devenu hégémonique dans le champ religieux, en particulier en Europe et notamment en Belgique. Je consacre donc une partie du livre à la naissance de cette organisation qui nait quatre ans après la chute du Califat ottoman en 1924. Cette date qui pour nous Occidentaux paraît anecdotique, une sorte de passage obligé de l’évolution humaine car nous pensions que progrès technologique allait avec sécularisation, a été en réalité vécue comme un traumatisme dans le monde musulman. Immédiatement après cette chute attendue, les élites musulmanes ont commencé à réfléchir à la façon de faire revivre ce califat en s’appuyant sur les anciens, la « Salafyya ».
Que voulez-vous dire par Salafiia ?
Les salafis sont les pieux ancêtres, Mahomet et de ses compagnons. Pour rétablir un califat puissant qui sache surpasser ses divisions internes et se défaire des puissances impériales occidentales et coloniales il faut prendre modèle sur eux, rétablir l’ordre divin de la charia et se rassembler, ce qui permettra de vaincre l’ennemi. L’étape suivante sera d’imposer cet ordre au monde et de réaliser la prophétie khalifale à savoir faire du monde une société islamique par et pour l’islam. Il faut comprendre que ce modèle idéal est celui des 57 pays de l’OCI, pas seulement celui de quelques petits groupuscules piétistes ou terroristes, il ne s’agit pas d’une conspiration mais simplement de l’application du plan de Dieu.
Dans cet objectif d'extension, disons planétaire, est-ce qu'on peut dire que l'Europe fait partie des priorités ?
L’Europe est devenue une priorité de la da’wa. Ce prosélytisme imposé à tout musulman pieux par une lecture fondamentaliste et littéraliste qui domine aujourd’hui le monde musulman, s’est étendu à partir des années 1960 vers les démocraties sans tradition musulmane. Les Frères musulmans et de façon générale les islamistes que la confrérie a inspiré au Maghreb, Moyen-orient, ou en Inde et au-delà se sont exilés dans les pays occidentaux où ils ont pu échapper à la répression des Etats comme l’Egypte, la Jordanie, la Syrie, l’Algérie etc. En France, Grande-Bretagne, Allemagne ou Belgique, ou aux Etats-Unis, ils s’installent sur les campus universitaires et refont le monde à leur manière qui n’est pas celle des soixant-huitards bien sûr, mais ils bénéficient d’une très grande tolérance dans ce climat favorable. Ils vont lier des liens avec la gauche radicale, combattre le marxisme mais s’en inspirer en même temps dans les méthodes, puis fonder des cercles islamo-chrétiens pour apprendre le langage religieux dans un pays laîque. L’Europe a bien accueilli les Frères, sans vraiment comprendre ce qu’ils étaient ni ce qu’ils voulaient. Ils ont pu endoctriner à leur vision totalisante et systémique de l’islam deux voire trois générations d’européens issus de l’immigration.
Cette idéologie s’appuie donc sur les populations musulmanes locales en Europe mais aussi sur des populations « alliées » autochtones ?
Oui la gauche est, et reste, une alliée objective. Cela a produit la Révolution iranienne qui n’aurait pas pu avoir lieu sans elle . Mais, du point de vue islamiste, l’alliance est provisoire. La « République » islamique une fois arrimée au pouvoir s’est rapidement débarrassée de cette gauche révolutionnaire laïque. Les alliances que l’on voit entre les minorités LGBTQ, les verts et les islamistes ne sont que provisoires dans leur esprit. Les Frères sont des théocrates patients, pragmatiques, et opportunistes. Ils attendent et facilitent l’effondrement civilisationnel de cet Occident qui selon eux est voué à s’auto-détruire dans la mesure où il a perdu ce qui le guidait, la puissance divine. La priorité en Europe et dans les pays occidentaux a été d’empêcher les musulmans de s’assimiler aux sociétés laïques qu’ils considèrent athées.
Les Frères ont aidé à élaborer et rédiger un programme de réislamisation de la jeunesse musulmane vivant hors des pays musulman. Ce programme a été publié et promu au Qatar en 2000 par l'ISESCO (Organisation Islamique pour l'Éducation, les Sciences et la Culture) qui est à l’OCI (Organisation de la Conférence islamique) ce que l’UNESCO est à l’ONU. C’est un document officiel que tout le monde peut lire sur internet et qui a été inspiré par l’IESH , le principal centre théologique des Frères de l’UOIF en France, avec notamment Youssef al-Qaradawi.
La Confrérie est une organisation secrète avec des gens qui agissent dans l’ombre et d’autres à visage découvert ?
Ça fonctionne à peu près comme ça. Le secret du fonctionnement a été voulu par Hassan Al Banna, son fondateur, dès sa naissance en 1928 dans un contexte hostile qui perdure encore, par souci de sécurité et d'efficacité. Hassan el Banna a été assassiné, Sayyd Qutb a été pendu par le régime égyptien1. Mustafa Mashhur, le cinquième Guide suprême des Frères Musulmans, a passé une grande partie de sa vie en prison ou en exil. Ce secret a été levé dans les pays musulmans au fur et à mesure que les Frères se formaient en partis politiques. En Europe, par contre, les Frères se divisent en deux cercles, le cœur du réacteur reste secret et une partie agit pour elle mais sans s’en revendiquer, parfois sans savoir pour qui elle travaille comme en ont témoigné des Frères qui ont quitté ma confrérie. La Confrérie, ce sont des milliers de personnes en Europe. Un noyau confrérique et puis un cercle beaucoup plus large de gens comme le Belge Michaël Privot2 qui a rendu public sa défection dans un livre. Il dit l’avoir quittée mais il travaille dans une certaine continuité avec elle.
Si on se rapproche géographiquement. Vous êtes française, je suis belge. Est-ce qu'on pourrait parler de l'influence de cette idéologie en France et en Belgique ? J'imagine que Bruxelles étant une des grandes capitales de l'Europe, ils doivent forcément y être actifs…
Il est certain que la Belgique abrite un cercle d’influenceurs fréristes qui travaillent main dans la main avec des départements universitaires en sciences sociales tant à l’ULB qu’à l’UCL. Selon moi, il existe une proximité entre des universitaires et cette idéologie, je le montre dans deux de mes livres. De plus aucun parti politique ne peut gagner les élections sans les voix musulmanes. Contrôler le vote musulman était donc assez naturel pour les Frères. Ils font donc couver leurs œufs dans les partis de gauche (PS, Ecolo, PTB) voire du centre, ceux que j’appelle les partis coucou. De cette manière, sans se dévoiler comme en Egypte, ils comptent dans le champ politique.
Diriez-vous que Bruxelles, avec environ 40% de musulmans sur 1,2 million d’habitants, est particulièrement contaminée par cette idéologie par rapport par exemple à la Wallonie où la proportion de musulmans et beaucoup moins forte ?
Oui mais c’est juste une question de temps. Si rien n’est fait la Wallonie va s’aligner sur Bruxelles. C’est inévitable parce que, je le répète, la Belgique est mal équipée pour se défendre. Les personnes qui dénoncent cette situation comme Fadila Maaroufi à la tête de L’Observatoire Européen des Fondamentalismes sont sérieusement menacées. La laureate du prix international Laïcité République 2024 est attaquée de toutes parts, y compris par des faux amis comme le Centre d’action laïque qui a tenté de limiter l’influence islamiste en créant une structure musulmane, ce qui n’est pas très cohérent, une vraie machine à perdre.
J’ai tenté d’alerter moi aussi dans une tribune qui a entrainé contre moi une cabale consistant à m’accusation d’être d’extrême droite, moi qui vient de la gauche. Mes deux derniers livres ont été censurés en Belgique.
Les défenses immunitaires de la société belge ne fonctionnent pas et il est préoccupant de voir que la capitale européenne risque de passer d’une société « charia compatible » à une société « charia compliante » si rien n’est fait. La montée inquiétante de l’antisémitisme et le laxisme des autorités bruxelloise face aux manifestations pro-Hamas (le Hamas est une branche des Frères musulmans) en dit beaucoup...
Est-ce qu’on peut oser faire un lien avec le fait que Bruxelles a vu naître énormément de terroristes djihadistes qui ont endeuillé la Belgique et la France ? Les Frères ont-ils préparé le terrain ?
Oui le terrain était particulièrement favorable. Il n’y a pas de réponse ni sécuritaire ni scientifique, ni médiatique. A droite, seul le MR résiste un peu. Il a le vote juif plutôt que le vote musulman mais les Juifs ne sont pas très nombreux. Ils se sont réfugiés au MR car ils se sentent menacés par les autres partis. C’est le vote refuge pour une communauté juive maltraitée. Nous avons observé cela au travers d’une enquête sur la nourriture casher qui mettait en évidence un sentiment d’insécurité élevé chez les belges.
Avec l’avènement de la Team Ahidar, nous avons observé à Bruxelles un glissement entre les partis « communautaristes » et un parti carrément communautaire qui vient de rafler trois sièges au Parlement bruxellois sur 17 sièges du rôle flamand. Est-ce que cette Team Ahidar prélude une évolution générale vers des listes communautaires à votre avis ?
C’est justement le passage de « sharia compatible » à « sharia compliante ». Les partis socialiste et écolo les ont nourris dans leur sein. On a persuadé les politiciens que résister à l’islamisme relevait de l’islamophobie. Là, la « Team » passe dans l’espace visible. « Team » est un mot sympathique, anglo-saxon, dans le vent…
Mais il faut comprendre la dynamique de l’islamisation. Il y a toujours plus halal que halal. A Bruxelles, l’immense majorité des musulmanes portent le voile. C’eut été inimaginable il y a 30 ans. Rien ne satisfait assez un Dieu exigeant. Mais surtout ce qu’il faut comprendre c’est que les Frères ont une vision systémique de la religion. Le voile n’est pas un vêtement ni un signe, c’est une norme de séparation qui structure la société qui organise la vie quotidienne, les déplacements. Dénoncer ce système théocratique incompatible avec un régime démocratique est considéré comme islamophobe. En attendant on laisse un nombre croissant de femmes belges être rééduquées selon ce système, notamment par l’arraisonnement du corps. Les conséquences sur les générations futures sont incalculables.
Est-ce que le voile est un étendard ? Un marqueur géographique pour les islamistes ?
Je n’ai jamais considéré les choses sous cet aspect. Le voile n’est pas un marqueur. Je veux dire : ce n’est pas juste un « badge » qu’on retire à volonté. Derrière le voile se cache toute une organisation sociale. Elle bâtit une société non-mixte. Le voile organise la division du travail et de l’espace.
Vous diriez que Fouad Ahidar, par exemple, est possiblement un Frère musulman ?
Je ne sais pas mais d’après mon expérience il se comporte en Frère.
Vous parliez de défense immunitaire. La Belgique a voté il y a plusieurs mois maintenant. L’électeur a clairement désigné comme vainqueur les Nationalistes flamands modérés, le MR, Les Engagés (ex-Démocratie chrétienne) et le parti socialiste flamand. Une coalition « Arizona » avec ces partis plus le CD&V (ex-Démocratie chrétienne flamands) se dessine malgré les blocages desdits socialistes flamands. Est-ce qu’on peut imaginer peut-être pas une « Reconquista » mais au moins une prise de conscience ?
J’ai des doutes. Je me souviens il y a 3 ou 4 ans, nous avions rencontré Monsieur Bouchez, plutôt sur la ligne : « On va essayer de trouver des musulmans laïque. Ils convaincront d’autres musulmans. » Cela ne fonctionne pas dans les faits. Il faut beaucoup plus de courage politique. Beaucoup trop de gens ont peur de perdre leur position, leur argent. Et puis la corruption fait le reste.
Comment expliquer que Fadila Maroufi subisse un cordon sanitaire médiatique comme si elle faisait partie de l’extrême-droite et que Fouad Ahidar est reçu sur tous les plateaux notamment dans les médias bruxellois ? Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?
Les médias ont fait leur choix. Ils sont dominés par la gauche qui domine le front culturel. Ils ont choisi leur poulain : Fouad Ahidar. Fadila Maroufi s’est retrouvée, elle, entravée pendant des années par des néoféministes complètement loufoques (je pèse mes mots) qui l’ont empêchée de parler. Il y a quelques personnes courageuses qui combattent cela mais elles sont vite mises hors d’état de « nuire » et rien ne se passe
En France, on vous entend beaucoup dans divers médias. En Belgique, la situation est bien différente. Comment cela se fait-il ?
J’ai été invitée un jour à une soirée avec François-Xavier Bellamy dans un château situé dans la banlieue de Bruxelles pour exposer mes idées, présenter mon travail. Mais c’est tout.
L’objectif de cette censure semble être de ne surtout pas réveiller les belges qui pourraient « mal voter », c’est-à-dire au-delà du cordon sanitaire.
Y a-t-il des solutions à la situation que vous dénoncez ?
Il faut regarder ce qui se passe dans les universités. Le wokisme dominant abêti les étudiants, les entraine vers toutes sortes de compromissions notamment avec des groupes comme Samidoun et autres soutiens pro-Hamas. Felice Dassetto, un sociologue italien spécialisé dans l'étude de l'islam en Europe qui a été le directeur de thèse de Brigitte Maréchal et a collaboré avec elle sur plusieurs ouvrages concernant l'islam en Belgique et en Europe avait commencé un bon travail de mapping. Mais il a complètement omis la question du frérisme, parce qu’il ne voulait s'appuyer que sur des témoignages publics des Frères musulmans. Mais ils ne sont pas idiots au point de se confier à un universitaire qui va tout rapporter. Contrairement à lui, j'ai passé des années à étudier ces milieux de très près, quand les Frères avaient envisagé de me recruter.
La solution viendra d’une diversification des medias qui permettra d’informer correctement les Belges sur la situation qu’ils devinent, et à raison, mauvaise. Vous avez un rôle à jouer avec 21NEWS.
Le manque de réaction dans les universités et dans la presse est lié j’imagine aux menaces qui pèsent sur les courageuses personnes qui veulent enquêter. Être menacé de mort n’est pas marrant…
C'est vrai que, dans nos sociétés pacifiées, la terreur, ça fonctionne.
--
1. Arrêté en 1965 pour complot contre le gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser, il a été accusé de tenter de renverser le régime en promouvant des idées radicales et en prônant l'insurrection. En 1966, après un procès expéditif, il a été condamné à mort et exécuté dans une prison égyptienne.
2. Michaël Privot est un universitaire belge connu pour avoir été membre des Frères musulmans. En 2015, il a publiquement annoncé son départ de la confrérie, expliquant sa décision dans divers médias.
The English version of this article available for download as a PDF here :
Comments