Interview publiée le 15 novembre 2024 sur le site Atlantico, à lire sur le site du journal
Propos recueillis par Emmanuel Razavi
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Article intégral :
Florence Bergeaud-Blackler : « En matière d’infiltrations iraniennes, nous avons une guerre de retard »
Docteur en anthropologie, auteur du best-seller « Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête » (Odile Jacob), Florence Bergeaud-Blackler a accepté de nous livrer son analyse sur les convergences stratégiques entre la République islamique d’Iran et les Frères musulmans, en matière d’entrisme islamiste en France.
Emmanuel Razavi : On connait les liens historiques entre la République islamique d’Iran et les Frères Musulmans égyptiens (voir article). Mais quelles valeurs communes Téhéran et les Frères musulmans ont-ils vraiment en commun aujourd’hui ?
Florence Bergeaud-Blackler : La République islamique d’Iran, d'une part, et les réseaux fréristes, plutôt alignés sur la Turquie et le Qatar d'autre part, se perçoivent tous deux comme des leaders potentiels du monde islamique. Les deux mouvements partagent une vision du monde dans laquelle l'islam domine, s'opposant à l'Occident et aux régimes dits "occidentalisés" du Moyen-Orient. Selon cette vision, la conquête de Jérusalem (Al-Qods) est une étape essentielle, avant la prise de l'Occident et du monde.
Bien sûr les relations entre les réseaux fréristes sunnites et l'Iran sont souvent marquées par des crises. Yusuf al-Qaradawi, mentor incontesté des réseaux fréristes a dans un premier temps exprimé une certaine sympathie pour l'Iran islamique et son guide suprême, Khomeini, notamment à cause de leur opposition commune à l'impérialisme américain et de leur soutien à la cause palestinienne. Mais ces relations se sont détériorées. L'implication croissante de l'Iran et du Hezbollah aux côtés du régime d'Assad pendant la guerre civile en Syrie a creusé un fossé. En 2013, al-Qaradawi est même allé jusqu’à qualifier le Hezbollah de "parti de Satan", marquant ainsi une rupture avec Téhéran. Cela a compliqué la position du Hamas, affilié aux Frères musulmans, à l’égard de l’Iran, mais nous le voyons en Israël, le Hamas reste un mandataire de l’Iran pour éradiquer Israël dénommé « le petit satan » (le grand étant les USA). La raison d'État iranienne est rigide, tandis que les Frères musulmans, en tant que réseau, montrent une grande flexibilité en s'adaptant aux réalités locales.
Les conflits entre chiites et sunnites n’empêchent ils pas une telle alliance entre une république islamique chiite et un réseau sunnite ?
Sur le plan doctrinal, ils sont en désaccord. Khomeini a développé la doctrine du Wilayat al-Faqih, la gouvernance du théologien-juriste qui accorde un rôle central aux clercs chiites dans la gouvernance de l'État, tandis que, pour Qaradawi, l'État islamique universel doit être dirigé par des leaders politiques soutenant la charia pour gouverner une société islamique moderne sans frontière.
Sur le plan politique, il existe des conflits entre chiites et sunnites : en Irak, au Liban, la République islamique d’Iran rivalise avec l'Arabie saoudite et les États du Golfe Persique pour le contrôle de Bahreïn et du Yémen. Ce sont de très anciennes querelles de rivalité qui n'existent pas véritablement ailleurs, notamment en Europe. En Allemagne par exemple des liens entre les organisations iraniennes et fréristes existent. Au Royaume-Uni ils sont plus manifestes, avec des alliances entre Muslim Engagement and Development (MEND), CAGE, et l'Islamic Human Rights Commission (IHRC), par exemple, qui se retrouvent autour de la lutte pour la Palestine et contre l'islamophobie.
Vous dites dans un entretien accordé à Europe 1 que les réseaux fréristes peuvent être des points d’entrée pour des agents d’influence au service de la République islamique d’Iran. Qu'entendez-vous par là ?
Oui, comprenons d’abord ce que sont les réseaux fréristes de seconde génération en particulier. Ils ne sont plus liés aux pays d’origine, ils regardent vers la société islamique mondialisée qu’ils veulent atteindre par des moyens d’influence non violents en première intention. Ils mènent un jihad (une guerre) d’influence, une guerre psychologique, de démoralisation, de harcèlement judiciaire, destinée à rendre la société moderne européenne charia-compatible avant qu’elle ne devienne charia-compliante. Ce qui a permis cela c’est un retournement doctrinal qui s’est opéré dans les années 1970 chez les étudiants islamistes des campus occidentaux. Pour eux, si les musulmans ne parviennent pas à rentrer pour islamiser les sociétés musulmanes d’origine, il est licite de s’installer en terre de mécréance et de réislamiser les populations issues de l’immigration familiale, en utilisant des moyens d’influence, un soft power, y compris en s’appuyant sur des alliés non musulmans. C’est Youssef Al Qaradawi qui a incité les musulmans à s’installer en Occident, car disait-il, « cet Occident puissant, qui est venu diriger le monde, ne devrait pas être laissé à la seule influence des Juifs ».
Selon lui, les trois principales menaces auxquelles les musulmans sont confrontés sont le sionisme, l’assimilation et l’américanisation (ou occidentalisation). Pour lutter contre ces trois obstacles à l’extension de l’islam dans le monde, il leur est licite d’utiliser des alliés que l’on convertira ou éliminera par la suite. Ces alliés, ils les ont trouvés dans cette nouvelle gauche qui a abandonné le prolétariat ouvrier pour défendre la convergence des minorités. Les Frères rejettent l’américanisation à l’instar de la gauche, ils rejettent l’assimilation comme la gauche qui propose l’inclusion plutôt que l’assimilation. Quant à l’antisionisme, « l’intifada » est devenue pour la gauche un mot d’ordre révolutionnaire de résistance, comme on l’a vu en Europe de façon éclatante, depuis le 7 octobre.
Au final cela fait de ces réseaux fréristes d’excellents relais pour la République islamique d’Iran, qui peut chercher à les financer. D’ailleurs la mollarchie ne s’en cache pas. Un député du Hezbollah au Liban, Muhammad Raad, expliquait sur une chaine russe en juin 2024 qu’ils comptaient sur les manifestations en soutien à la Palestine, celles des étudiants musulmans, mais surtout celles des étudiants occidentaux plus efficaces à déstabiliser leur propre pays : « Il faut investir dans ces manifestations car nous devons pénétrer au cœur des sociétés européennes » expliquait-il à Russia Today TV. Le font-ils réellement, telle est la question. Mais s’ils le disent, c’est a minima qu’ils aimeraient le faire.
Existe-t-il une stratégie de la République islamique d’Iran qui consiste à manipuler, en Europe et donc en France, des gens liés aux Frères musulmans ? Si oui, en quoi consiste cette stratégie ?
Encore une fois, la République islamique d’Iran n’a pas grand-chose à faire pour s’appuyer sur un réseau frériste qui s’est déployé en Europe au cours des 40 dernières années, notamment dans les universités. L’après 7 octobre 2023 nous a montré toute la palette des modes d’action employés jusqu’ici à l’université, en particulier, que nous ne voulions pas voir en face malgré les alertes.
Il y a d’abord un travail sur l’occupation du temps médiatique, sur la visibilité (et l’invisibilité) : manifestations publiques dans et autour de l’université, pétitions et mots d’ordre de mobilisation utilisant les listes de diffusion internes (interdit), occupation des espaces, projection de symboles, changement de nom des amphithéâtres, cancelling et invisibilisation de l’ennemi sioniste ou capitaliste, tout cela relayé sur les réseaux sociaux.
Il y a ensuite constitution d’un narratif « révolutionnaire antisioniste », les départements d’histoire, de sciences sociales et politiques du monde arabe étant en pointe dans la construction de ces narratifs décoloniaux avec ces éléments de langage : génocide, apartheid, occupation, intifada etc. Organisation de faux débats : non contradictoires, car contredire l’indigène quand on est considéré comme post-colon c’est l’offenser.
Il y a également constitution d’un front « anti-critique » qui délégitime d’emblée ceux qui ne seraient pas sur cette ligne dans des revues académiques : exemple du Journal des Anthropologues qui propose « d’ethnographier ce qui vient interdire, réprimer, neutraliser le soutien à la Palestine, ou encore incapacité (sic) d’une pensée solidaire ».
Et enfin, last but not least, il y a de l’entrisme dans les lieux où l’islam est étudié, dans les comités de sélection d’entrée au CNRS ou à l’université, dans les jurys, dans les conseils scientifiques, jusqu’au Bureau Central des Cultes du ministère de l’Intérieur.
Par exemple, si vous prenez le jury scientifique chargé de distribuer les fonds de lutte contre le radicalisme de l’AAP Crédits recherche « Islam et Société » : sur les 9 spécialistes de l’islam contemporain (dont une minorité travaille sur l’islam en Europe), 8 paraissent très actifs dans la frérosphère et dans les milieux militants pro-palestiniens, voire pro-Hamas. L’un publie dans la revue frériste Oumma.com, un autre est signataire de la pétition « Vidal démission ! », (du nom de la ministre qui a osé demander une enquête sur l’islamo-gauchisme). Un autre écrit dans la revue pro-frériste Orient XXI, revue antisioniste d’Alain Gresh et François Burgat. Un autre signe un « appel du monde académique français pour la Palestine : arrêt immédiat de la guerre génocidaire », un autre est militant de l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (structure fréro-palestinienne) et soutien au mouvement BDS, etc. Bref, la pluralité n’est pas assurée, c’est le moins que l’on puisse dire.
Et cet écosystème est tout à fait favorable à l’infiltration iranienne.
Le milieu universitaire est poreux à cette infiltration, car l’autorité, de façon générale, n’y est plus respectée, les mesures de maintien de l’ordre sont quasi inexistantes sous prétexte de « liberté académique », et la gauche radicale et le wokisme sont aveugles au projet islamiste. Si vous en parlez, vous êtes excommunié du petit monde académique, comme je l’expérimente.
On a l’exemple récent d’Elyamine Settoul (voir notre enquête), qui collabore à l’Institut de recherche de l’école militaire française, et tient des discours complaisants sur le Hamas, ou qui a donné une conférence au côtés d’un imam lié directement au Hezbollah et à la force al Qods. Comment l’armée a-t-elle pu laisser se produire ce genre de chose ? S’agit-il là encore d’infiltration, ou d’un évènement ponctuel, d’une simple erreur de casting ? Qu’est-ce que cela dit de nos institutions ?
M. Elyamine Settoul est titulaire d’un doctorat de Sciences Po, il enseigne au CNAM, où il est Maître de Conférences HDR et dirige la certification « Prévention de la radicalisation ». Je ne peux pas me prononcer sur ce cas en particulier, mais il est certain que la prévention de la radicalisation est le premier secteur dans lequel se sont investis les fréristes avec deux idées simples :
- « il n’y a pas mieux pour combattre le jihadisme, qui est une fausse interprétation de l’islam, que nous, les (vrais) musulmans » ;
- « le problème de la violence jihadiste résulte de l’islamophobie judéo-occidentale ».
Ce sont deux idées que ce fraichement nommé officier de réserve, pas vraiment connu pour briller dans sa discipline, relaie dans un nombre impressionnant de centres de recherche et de formation. Et pas des moindres. Il enseigne notamment à l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire), où il est Directeur du domaine Défense et société. Il enseigne également à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), il donne des cours à l’Institut des Hautes Études du ministère de l'Intérieur (IHEMI), entre autres. Autant dire qu’il est omniprésent dans la formation des hauts fonctionnaires des grands corps de l’État. Mais ses engagements par ailleurs sont-ils compatibles avec sa fonction ? On peut à bon droit se poser la question. En janvier 2022, il participait à une conférence en hommage aux héros de la résistance, le général Qassem Soleimani, général iranien, chef de la force Al-Qods (la branche d'élite des Gardiens de la Révolution), et à ses compagnons de martyre. Pouvait-il ignorer que cette branche mène des actions terroristes ?
Le sociologue est également vice-président d’une association suisse nommée CRI - Voix des Victimes (Genève) elle-même membre de la Coordination des organisations islamiques en Suisse qui rassemble des fréristes, certains proches de Ramadan, comme Malika Hamidi. La CRI invite des indigénistes comme Said Bouamama, ou encore le complotiste Jacques Baud, épinglé plusieurs fois par Conspiracy Watch pour avoir affirmé en 2009 qu’Oussama Ben Laden n’était pas forcément impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001.
Il est formateur de nos grands fonctionnaires, coordonne également le Projet Mirad (Lutte et prévention contre la radicalisation juvénile) avec Abdeljelil Dhahri, membre de CRI et qui organisait la conférence « GAZA, une étude de cas sur le génocide », en collaboration avec l’organisation iranienne Islamic Human Rights Commission. Cela pose quand même de très sérieux problèmes.
Matthieu Ghadiri, ancien agent du contre-espionnage français infiltré au sein du Corps des gardiens de la Révolution, explique que les services secrets iraniens ont approché les milieux d’extrême gauche français, en les fédérant autour de la question palestinienne, y compris au sein des universités, pour semer le chaos. Comment se fait-il que rien n’ait été fait pour suspendre les enseignants qui se sont montrés plus que complaisants sur le sujet ?
Je pense honnêtement que cette situation n’est pas forcément bien connue des tutelles universitaires, ni même du MESR. Et cela pour plusieurs raisons : les renseignements ne communiquent pas ce qu’ils savent. Seul un président en accord avec un ministre régalien peut décider de diffuser ce genre d’information ultra-sensible, encore faut-il qu’elles arrivent sur son bureau. Or le "pas de vague" règne aussi dans les ministères. Et, comme vous l’avez compris, l’entrisme existe aussi au sein des grands corps de l’État. On ne voit finalement que le résultat: un amphi pavoisé aux couleurs de la Palestine, rebaptisé Gaza, dans lequel déambulent des étudiants dociles autour d’un agitateur qui hurle à l’éradication d’Israël. Si on ne sait pas que cela s’installe depuis des décennies, on peut être tenté d’y voir un syndrome soixante-huitard mené par des néo trotskystes, surtout si l'on a soi-même été trotskyste avant de finalement rentrer dans le rang. Nous avons une guerre de retard. Car la force Al-Qods est d’un tout autre genre, vous êtes bien placé pour le savoir.
Quelles sont les solutions pour lutter contre l’entrisme frériste et celui de la République islamique en milieu universitaire, comme au sein de nos institutions ?
Les réseaux fréristes de la 2e génération, nés en Europe, ont appris à parler le langage de gauche, légitimé par des sciences sociales soumises au post-marxisme et au wokisme. Ils sont également les traducteurs des idées islamistes qu’ils importent dans le vocabulaire révolutionnaire de la gauche, comme intifada, qui est le nouveau nom de la résistance prolétarienne.
Un militant frériste de CAGE International, qui fédère depuis Londres les organisations fréristes de seconde génération, explique l’empreinte profonde de la propagande de l’islamophobie laissée sur les individus :
« C’était en France, comme ailleurs, notre musique d’ambiance, notre atmosphère, ça a toujours fait partie de notre monde. Et ce sont des narratifs qui étaient radicalement islamophobes, fondamentalement déshumanisants. Même inconsciemment, cette atmosphère a construit notre matrice émotionnelle, les idées naissent avant tout dans la matrice émotionnelle. Nous avons intériorisé, premièrement, l’existence de l’islamophobie, et deuxièmement, sa gravité. À partir de là, soit on l’accepte en se disant que ce n’est pas si grave tout en sachant que ça entraînera des conséquences sur nos vies, psychologiquement, qu’on ne pourra jamais s’épanouir pleinement du fait de cette difficulté. »
Le discours victimaire est ancré chez une grande partie de la population musulmane. Ce sont ces discours véhiculés par des associations néo-antiracistes toxiques auxquels il fait supprimer les subventions publiques. Il est urgent de réintroduire de la pluralité, et pas seulement de la diversité, dans les universités, afin qu’il y ait des débats contradictoires. Et si cela n’est plus possible dans les universités, alors il faut créer des universités et des centres de recherche privés où le mérite primera sur les quotas.
La victimisation ne sera plus alors un passe-droit.
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