INTERVIEW sur Le Point.
Pour Florence Bergeaud-Blackler, spécialiste du frérisme, nous sommes confrontés à une guerre durable, qui ne se limite pas aux actes de terreur. Anthropologue et chargée de recherche au CNRS, l'universitaire Florence Bergeaud-Blackler, qui a publié en janvier 2023 "Le Frérisme et ses réseaux" (Odile Jacob), analyse les ressorts de l'attentat au couteau et au marteau commis samedi, aux abords de la tour Eiffel, par Armand Rajabpour-Miyandoab, un homme fiché S pour islamisme radical et souffrant de troubles psychiatriques.
Le Point : Un homme qui prête allégeance à l'État islamique puis s'attaque à des civils au nom des musulmans opprimés... En quoi l'attaque de samedi se distingue-t-elle, d'un point de vue idéologique, des précédents actes de terreur commis sur notre territoire ?
Florence Bergeaud-Blackler : Il s'agit d'abord d'un récidiviste, qui est depuis des années en contact avec des djihadistes. Mais pour moi – et sur ce point, je me distingue de mes collègues –, il n'y a pas d'idéologie djihadiste. Il existe une idéologie frériste issue de la confrérie des Frères musulmans et de ses développements depuis un siècle, dont le djihad n'est qu'un domaine d'action parmi d'autres. Le frérisme veut mobiliser un « mouvement islamique » mondial destiné à instaurer la société islamique. La guerre est un des sept domaines du djihad, avec l'économie, la science, l'éthique, l'éducation, la communication, le social. Ce qu'on appelle le djihadisme, guerrier donc, est à replacer dans le système d'action califal qui agit simultanément dans ces secteurs. Il n'en est, pour ainsi dire, qu'une spécialisation.
L'assaillant a indiqué aux forces de l'ordre qu'il ne supportait pas que « les musulmans meurent, tant en Afghanistan qu'en Palestine », et a jugé la France « complice » des actes d'Israël. Le conflit au Proche-Orient fournit visiblement un carburant aux terroristes potentiels...
Il ne faut pas confondre les chefs de guerre et la troupe. Cet assaillant fait partie des simples combattants. Ses dispositions psychologiques le conduisent à s'engager dans le Jihad guerrier. Il doit donc abattre des « mécréants », c'est ce à quoi le dispose sa structure psychologique, ce pour quoi il est formé et ce vers quoi il est dirigé. Je diffère un peu de la thèse d'Hugo Micheron qui voit, si je l'ai bien compris, dans le conflit entre Israël et le Hamas une simple opportunité de « l'idéologie djihadiste ». Pour moi, il ne saisit pas une opportunité, il prend les armes car il « ressent » l'appel, il est combattant, pas un « radicalisé » opportuniste. Puisque la guerre est déclarée, il agit. La déclaration d'un ancien chef du Hamas, Khaled Mechaal, appelant à un « jour de colère », a probablement été interprétée comme un appel et incité le combattant à agir. Cela a eu lieu un vendredi (jour de prière), généralement les attaques ont lieu vendredi, et un vendredi 13, comme en novembre 2015.
Une idéologie aussi accaparante peut apparaître, aux yeux des psychiatres, comme une sorte de folie. Ce qui nous donne l'illusion que nous saurons résoudre le problème, par exemple en prescrivant des médicaments.
La « déradicalisation » de cet individu apparaît rétrospectivement douteuse. A-t-il pratiqué la « taqîya » ?
Il faut d'abord se demander qui a parlé de « déradicalisation ». Le terroriste a sans doute dû, de façon assez compréhensible, dissimuler le fait qu'il était toujours en contact avec des djihadistes. Le contraire serait irrationnel. Il faut bien comprendre qu'ils sont en état de guerre et que nous ne le sommes pas, ils sont en guerre et nous répondons par des « déradicalisations ». Nous n'allons pas arrêter la guerre en les déradicalisant, en croyant que nous faisons face à des déséquilibrés. Il s'agit d'une guerre durable, c'est pourquoi il faut prendre en considération l'ensemble du phénomène frériste. Quant à la « taqîya », on parle beaucoup de cette notion, qui est à la mode. Mais l'ennemi pratique simplement la ruse et l'art de la guerre : on ment, on dissimule pour l'emporter. La guerre contre le mécréant est considérée comme licite, « halal ». Pour saisir la stratégie de l'ennemi, il vaut mieux utiliser des mots français, afin que chaque citoyen comprenne et puisse se défendre.
L'assaillant souffrait de problèmes psychiatriques. Dans le profil des djihadistes, la frontière entre troubles psychiques et adhésion idéologique semble poreuse...
Troubles psychiques et adhésion au frérisme peuvent bien sûr se cumuler. Une idéologie aussi accaparante peut apparaître, aux yeux des psychiatres, comme une sorte de folie. Ce qui nous donne l'illusion que nous saurons résoudre le problème, par exemple en prescrivant des médicaments. L'individu était suivi par la DGSI comme personne ayant des troubles psychiatriques et il était supposément sous traitement psychiatrique et neurologique. Mais comment sait-on qu'il prenait ses médicaments ? Pour qu'un médicament soit efficace, il faut que l'individu soit « compliant », c'est-à-dire qu'il prenne ses médicaments régulièrement, qu'il ne soit pas dans le déni de sa maladie et qu'il ait une bonne compréhension des bénéfices du traitement. Un combattant de Dieu peut déjouer facilement cette injonction... Sérieusement, on ne déradicalise pas un combattant, on l'arrête.
Comment faire pour empêcher la répétition de ces attentats ?
On prend le problème par le petit bout de la lorgnette. Les fréristes ont l'intelligence de nous attaquer dans tous les domaines qui nous constituent, via l'entrisme à l'école , à l'université, dans les services régaliens, dans les entreprises. Nous devons comprendre la philosophie de ce mouvement théocratique, qui ne se limite pas à la vie terrestre mais se préoccupe aussi du salut individuel et collectif. Son intérêt n'est pas de détruire l'Occident, mais de s'en approprier les richesses et de le placer sous gouvernance divine. Le djihad guerrier est une de ses modalités, mais elle est loin d'être la plus efficace. Pour le frériste, la guerre a pour vertu de sidérer, de tétaniser l'ennemi, mais il ne faut point trop en user pour ne pas le réveiller et lui donner l'occasion de répondre, surtout quand celui-ci est encore fort militairement.
Propos recueillis par Samuel Dufay.
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